Chapitre 1 – L’Europe à l’heure du libéralisme

 

L’Europe a été fondée par des traités, avec une finalité essentiellement économique : Marché commun puis marché unique, Banque centrale européenne, euro. C’est aujourd’hui un géant économique, mais un nain politique et social. Avec la Constitution, c’est la refondation et le rééquilibrage de l’Europe qui sont en jeu. « Il s’agit de dire si nous voulons que ce texte soit le socle fondamental de l’Europe pour la période qui s’ouvre », indique Yves Salesse, membre du Conseil d’État et président de la Fondation Copernic1.

 

Pour les défenseurs du traité, il conviendrait de se prononcer sur le texte seul, indépendamment du contexte qui l’a vu naître. « Ce qui échappe visiblement aux partisans du oui, c’est que le scrutin référendaire n’invite pas seulement à se prononcer sur un texte nu et isolé, sans histoire ni mémoire, mais qu’il offre également l’occasion légitime de livrer un jugement politique sur deux décennies de construction européenne, et ceci non pas tant par rancœur passéiste ou aigreur d’arrière-garde, mais parce que, à l’écart des solennelles déclarations d’intention qui n’engagent à rien, ce passé est sans doute le plus fiable prédicteur d’un avenir probable », écrit l’économiste Frédéric Lordon2.

 

Voter « oui » au référendum du 29 mai reviendrait à donner quitus à la construction européenne telle qu’elle a été envisagée jusque là. Il est donc utile d’en dresser un petit bilan, qui servira de « grille de lecture » de la Constitution. Qu’y a-t-il donc derrière cet « acquis communautaire » dont on nous rebat les oreilles et sur lequel nous sommes priés de ne pas trop nous pencher ? Quelle est vraiment, au-delà du discours dominant, la toile de fond de l’Union ?

 

Les poulets et le renard

« Le libéralisme, c’est une doctrine qui pose en priorité que, dans un poulailler, les poulets sont totalement libres... tout comme le renard. » João Mellão Neto

 

« Je définirais la globalisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales. » Percy Barnevik, président d’Asea Brown Boveri

 

De la description haute en couleur du journaliste brésilien à la vision sans fard du grand patron suédois, il n’y a qu’un pas. Car libéralisme économique et mondialisation sont les deux revers d’une même médaille.

 

Le néo-libéralisme repose sur l’idée que la liberté d’action la plus complète possible permet d’assurer un fonctionnement optimal de l’économie. Cette optimalité serait garantie par le marché, assurant l’égalité entre les offres et les demandes de l’ensemble des agents économiques, grâce à la flexibilité des prix et des quantités. La mondialisation (globalisation en anglais) est un phénomène avant tout économique qui désigne l’interdépendance des marchés et des entreprises. Elle repose sur la pensée néo-libérale voulant que le profit que les détenteurs de capitaux entendent tirer de l’économie globalisée constitue la pierre d’assise du développement économique et social des sociétés contemporaines.

 

Selon la doctrine libérale, le marché domine l’économie (qui se régule d’elle-même), et l’économie gouverne la politique. Pour les libéraux, les données économiques sont tellement nombreuses et les ajustements tellement complexes que la raison et la planification sont impuissantes à gérer l’économie. Les idéologies ayant échoué, il vaut mieux faire confiance aux initiatives privées, au pragmatisme, à l’adaptation spontanée aux nécessités du moment. L’État doit donc laisser faire. Mieux, il doit s’effacer. Pour les néo-libéraux, l’État n’est nécessaire que dans les domaines de l’armée, de la police et de la justice ; tout le reste peut être géré par l’entreprise privée.

 

En quelques décennies, le libéralisme a réussi le tour de force de passer d’un courant minoritaire à une pensée globale, totalitaire, dogmatique. En 1950, quiconque aurait sérieusement proposé la mise en œuvre d’un des principes du catéchisme néo-libéral actuel aurait été pris pour un fou. « L’idée qu’on devait permettre au marché de prendre des décisions sociales ou politiques importantes, l’idée que l’État devrait réduire volontairement son rôle dans l’économie ou que les entreprises devraient être complètement libres, que les syndicats devraient être jugulés et qu’on devrait offrir beaucoup moins, et non pas plus, de protection sociale aux citoyens - de telles idées étaient complètement étrangères à l’esprit de l’époque », écrit Susan George3. Aujourd’hui, la « pensée unique » néo-libérale et ses oukases sont sur toutes les lèvres. Grâce à un fantastique travail promotionnel, les zélateurs du néo-libéralisme sont parvenus à construire un cadre hégémonique et un carcan idéologique extrêmement efficaces. Ils ont réussi à imposer l’idée que la mondialisation économique, construction totalement artificielle et donc réversible, est inévitable et que hors du champ des politiques néolibérales il n’y a point de salut.

 

Que les remèdes de cheval du libéralisme n’amènent aucun des bienfaits annoncés, que les richesses n’augmentent pas, que l’emploi se dégrade, que le consommateur n’en retire aucun avantage, ni en terme de prix, ni en terme de qualité de service, rien n’entame la détermination des néo-libéraux. Ils ont même une explication toute prête à ces avanies passagères : c’est parce que la concurrence n’est pas assez libre, parce que le marché est insuffisamment dérégulé.

 

Que la mondialisation économique ait provoqué la déshumanisation des sociétés, qu’elle ait généralisé et aggravé la pauvreté et l’injustice sociale au niveau planétaire, qu’elle ait causé des fléaux de masse comme le travail des jeunes enfants, le servage pour dettes et d’autres formes d’esclavage moderne, rien de tout cela ne trouble le sommeil des champions du libéralisme. Car la concurrence étant toujours, à leurs yeux, une vertu, ses résultats ne peuvent pas être mauvais. Le marché est si sage que d’un mal apparent il peut faire sortir un bien. Les gens sont inégaux par nature, et donc il n’y a pas à s’inquiéter des victimes de la guerre économique planétaire. Si on laisse le système concurrentiel évoluer librement, si l’on s’en remet à la « main invisible » du marché, la société ne s’en portera globalement que mieux. À un certain niveau de dérégulation, il se produira un phénomène de « ruissellement » qui permettra une redistribution des richesses. Hélas, l’histoire de ces vingt dernières années est un terrible acte d’accusation contre ces logiques.

 

Pour faire accepter l’inacceptable, au nom du « bon sens » néolibéral, il faut donc lobotomiser les esprits. Une novlangue néolibérale, complaisamment relayée par des médias soumis aux vents dominants, a ainsi vu le jour dans les allées du pouvoir. « Dialogue social » ? Comprenez monologue du patronat. « Mobilisation pour l’emploi » ? Lisez guerre aux chômeurs. « Refondation sociale » ? Saisissez démolition sociale. « Réformer » ? Cherchez plutôt à démanteler. « Modernité » ? Entendez retour à l’État-gendarme d’antan, avant qu’il n’assume les fonctions sociales que nous lui connaissons aujourd’hui, et liquidation de l’État-providence seul garant des mécanismes de solidarité et de redistribution. Quant aux « archaïsmes » et autres « rigidités », ils désignent les acquis sociaux, le droit du travail, le Smic, les conventions collectives et les services publics, qu’il s’agit de « réformer ».

 

Récemment, un des dirigeants du magazine L’Express (groupe Hersant-Dassault) interpellait le leader de la Confédération paysanne, José Bové, en ces termes, sur les ondes de France Inter4 : « Est-ce qu’il n’y a pas dans le mouvement altermondialiste un rejet de la démocratie, c’est-à-dire un rejet du libéralisme ? » Les maîtres du monde ont décrété qu’il n’y a pas d’alternative à la marchandisation totale de la planète.

 

L’Europe des traités

Écoutons le professeur de droit public Serge Regourd5. « Depuis longtemps déjà le discours dominant sur l’Europe et la construction européenne révèle une perception purement allégorique, à la limite de l’infantilisme (être plus fort ensemble, éviter les guerres en Europe, sauvegarder des valeurs communes contre les États-Unis), en occultant quasi complètement les réalités normatives qui caractérisent cet ordre juridique entièrement bâti sur le primat du libéralisme économique : libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, droit de la concurrence et libre marché unique, prohibition des aides publiques (“aides d’État”), réduction des services publics à la portion congrue, comme simple dérogation, conditionnée au principe de la concurrence.

 

Pour l’observateur attaché à la description du réel, le discours dominant appliqué à cette réalité normative et provenant de sensibilités politiques se réclamant du progrès social et des vertus du service public, ne tient pas seulement du paradoxe, mais d’une certaine schizophrénie politique. Il n’est guère difficile d’établir que la construction européenne telle qu’elle s’établit sur la base des traités (Rome, Acte unique, Maastricht, Amsterdam) et du droit dérivé (directives de libéralisation) constitue bien un périmètre de libéralisation économique de même nature que celui de l’Organisation mondiale du commerce [...]. »

 

L’Europe est libérale, elle l’a toujours été, au moins de façon latente. Le traité de Rome (1957), qui fonde la Communauté économique européenne, est objectivement libéral, alors qu’il voit le jour dans une ère ouvertement keynésienne. Le principe de la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux y est déjà inscrit, mais l’époque est bien différente d’aujourd’hui. Les États sont alors très interventionnistes et ils ne privatisent pas. De ce fait, le droit de la concurrence est beaucoup plus inoffensif alors qu’il ne l’est aujourd’hui.

 

Les six nations qui, par le traité de Rome, unissent leur destin créent un Marché commun qui ne se réduit pas à un simple espace de libre-échange : la régulation publique et l’intérêt général y ont leur place. Le traité est entièrement marqué des principes de l’économie sociale de marché. Les « Six » ont prévu le dumping social, mais il s’agit alors de s’en prémunir, au nom de la défense de la concurrence et des salariés, pas de l’encourager comme aujourd’hui. Les services publics sont considérés comme relevant de la seule compétence des États membres. Le seul interventionnisme à l’échelon supranational est la Politique agricole commune (PAC), qui va avaler le plus gros du budget communautaire pendant quatre décennies.

 

La période 1957-1986 est celle du calme plat sur le plan du développement institutionnel de l’Europe. C’est aussi une phase où d’importants progrès économiques et sociaux sont réalisés, impulsés par le développement des échanges intra-communautaires. L’adhésion de la Grande-Bretagne, en 1973, introduit le ver dans le fruit. Avec la récession généralisée de 1974-75, les idées néo-libérales gagnent du terrain. L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 en Angleterre crée une situation politique nouvelle. C’est le premier gouvernement d’un pays capitaliste avancé qui s’engage publiquement à mettre en pratique le programme néo-libéral. Un an plus tard, Ronald Reagan entre à la Maison-Blanche.

 

L’adoption de l’Acte unique (1986) marque une rupture. L’un de ses objectifs est la réalisation du marché intérieur, notamment à travers la mise en œuvre des « quatre libertés » du traité de Rome : libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Jusque là laissées en veilleuse, les potentialités libérales du traité de Rome commencent à être mises en application. Parallèlement s’amorce un grand mouvement d’abandons des prérogatives de souveraineté nationale, les gouvernements envisageant de se soumettre plus étroitement à la norme juridique européenne. Dès cette période s’engage un vaste processus de libéralisation des services publics, secteur par secteur. Livrées à la concurrence, les entreprises publiques sont contraintes de se comporter comme des entreprises capitalistes, d’emprunter pour investir, et donc de s’ouvrir au capital privé. Le processus de privatisation de la sphère publique est enclenché. Par vagues successives, il va rapidement toucher les transports, l’énergie, les communications et la poste.

 

Dans cette ligne, le traité de Maastricht, avec son Pacte de stabilité, substitue l’ « Union » à la « Communauté » et consacre la primauté des impératifs du libre-échange sur ceux du rapprochement des peuples. Il devient un facteur clé de l’offensive néo-libérale, sous forte influence britannique, après la période Thatcher qui a pourtant produit des effets catastrophiques au Royaume-Uni. La dérégulation contenue dans l’Acte unique et le traité de Maastricht est sans contrepartie sociale contraignante sur le plan européen.

 

Les critères de convergence monétaristes introduits par les traités de Maastricht et d’Amsterdam (1997) minent systématiquement l’État-providence, les droits sociaux, les services publics. L’établissement, en 1999, d’une monnaie unique est une réussite pratique. Mais une Union monétaire sans gouvernement économique européen est une absurdité. « [...] à partir du moment où un espace monétaire était créé, il devenait évident que la disparité des conditions sociales et des systèmes fiscaux susciterait des distorsions de compétitivité », écrit René Passet, professeur d’économie6. « Si l’on avait vraiment voulu poursuivre la construction communautaire, c’est par le social et le fiscal que seraient passées les nouvelles priorités... sans oublier évidemment le politique [...]. L’édification de l’Europe des peuples exigeait la consolidation des coopérations institutionnelles ; celle des intérêts économiques privilégiait l’extension d’un espace de libre-échange. Le grand élargissement de l’année 2004 montre bien laquelle de ces deux options l’a emporté. L’introduction de nouvelles et graves disparités de développement n’allait pas manquer de déclencher un chantage aux délocalisations au détriment des salariés des nations les plus favorisées. [...] il est clair que l’harmonisation ne s’effectuera plus vers le haut par la loi et la solidarité, mais vers le bas par la concurrence et les délocalisations. Nous sommes aux antipodes du projet communautaire originel. »

 

L’AGCS, un AMI qui vous veut du bien

L’offensive libre-échangiste européenne ne se comprend que dans le contexte plus général de l’accentuation de l’ordre néolibéral. Au sein des institutions financières internationales, on applique les mêmes recettes. La libéralisation y est présentée comme la solution aux maux du développement et le renforcement du système commercial international comme la pierre angulaire de la lutte contre la pauvreté. Au cours des trente dernières années, le Fonds monétaire international s’est transformé d’un organisme de soutien aux pays connaissant des difficultés de balance des paiements en quasi-dictateur des politiques économiques « saines », c’est-à-dire bien sûr néo-libérales. L’autre tremplin de la mondialisation libérale est l’Organisation mondiale du commerce (OMC), créée en 1995 pour succéder au GATT. Tous les accords gérés par l’OMC montrent que cet organisme n’a aucunement pour objectif de réguler le commerce international mais au contraire de déréguler les États.

 

En coulisses, ces organisations s’activent pour dicter au monde leurs lois. À plus d’une reprise elles ont bien failli réussir. En 1995 débute ainsi au sein de l’OCDE, dans le plus grand secret, la négociation de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Ce n’est rien de moins, selon le directeur général de l’OMC, que « la Constitution d’une économie mondiale unifiée ». L’objectif de cet accord est d’étendre le programme de déréglementation de l’OMC à quelques secteurs encore épargnés, notamment l’investissement dans l’industrie et les services7. Dans ce projet aux accents coloniaux, tous les droits vont aux entreprises, toutes les obligations aux gouvernements. Un investisseur étranger peut contester à peu près n’importe quelle action gouvernementale – mesures fiscales, dispositions en matière d’environnement, législation du travail, protections des consommateurs – qui aurait pour effet de limiter sa capacité à faire des profits, et porter l’affaire en justice. En 1997, alors que le texte de l’AMI est bouclé à 90%, l’affaire est révélée au grand jour par des mouvements de citoyens américains. Le texte est disséqué, analysé. En Europe, aux États-Unis, les officiels jurent leurs grands dieux qu’ils ignorent tout de ce qui se trame à l’OCDE, en pure perte. Les négociations sont provisoirement suspendues, puis, fin octobre 1998, l’accord est définitivement abandonné, au grand dam du vice-président de la Commission européenne, Sir Leon Brittan. L’AMI, tel un Dracula politique, n’a pas supporté de vivre à la lumière, selon l’expression de Lori Wallach7.

 

Une autre offensive majeure se déroule en parallèle. Elle a pour nom Accord général sur le commerce des services (AGCS). Le préambule de cet accord dit assez quelle en est la finalité : « obtenir sans tarder une élévation progressive des niveaux de libéralisation du commerce des services par des séries de négociations multilatérales successives ». Entrent dans le cadre de la privatisation des services selon l’AGCS « tous les services dans tous les secteurs, à l’exception des services qui ne sont fournis sur aucune base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Une définition qui ne protège que les services régaliens de l’État, police, défense nationale et appareil judiciaire. Tout le reste est « libéralisable » : santé, éducation, médecine, construction, postes, télécommunications, tourisme, environnement, distribution de l’eau, protection sociale, recherche, énergie, bibliothèques, aménagement urbain, culture, finance, ... À elle seule, la santé représente un marché mondial de 3 500 milliards de dollars par an, l’éducation 2 000 milliards, l’eau 1 000 milliards.

 

L’AGCS a été ratifié par les États membres de l’OMC et est entré en vigueur en 1995. Toutefois, il est à ce point ambitieux que sa mise en œuvre fait l’objet de séries de négociations (rounds). Il y a eu Seattle (1999), Doha (2001), Cancún (2003). En Europe, les négociations sont conduites par le commissaire européen au Commerce international (successivement Leon Brittan, Pascal Lamy et Peter Mandelson), au nom des Vingt-Cinq. Or on sait à quel point la Commission est perméable aux influences des milieux d’affaires. La Constitution a beau affirmer que les commissaires promeuvent « l’intérêt général européen » (I-25-1) et qu’ils « ne sollicitent ni n’acceptent d’instructions d’aucun gouvernement ni d’aucun organisme » (I-25-4), il suffit bien souvent d’examiner leur curriculum et leurs fréquentations pour savoir à qui va leur loyauté. Un simple exemple : le 23 mai 2000, le commissaire Lamy assiste à l’assemblée générale du TransAtlantic Business Dialogue, un club réunissant les PDG des 150 plus grosses entreprises du monde. Devant cette noble assistance, il déclare : « Les relations de confiance et les échanges d’informations entre le monde des affaires et la Commission ne seront jamais assez nombreux. [...] Nous consentons de grands efforts pour mettre en œuvre vos recommandations dans le cadre du partenariat économique transatlantique et, en particulier, il y a eu des progrès substantiels dans les nombreux domaines sur lesquels vous avez attiré notre attention. [...] En conclusion, nous allons faire notre travail sur la base de vos recommandations. »

 

Considérant que les négociations de l’AGCS n’allaient pas assez vite, l’Europe a proposé et obtenu à Doha la mise en place d’un mécanisme de demandes et d’offres : chaque pays adresse aux autres États la liste des secteurs de services qu’il veut voir libéraliser chez eux (les demandes) et annonce la liste des secteurs qu’il est disposé à libéraliser chez lui (les offres). Les pays de l’Union ont transmis leurs demandes d’ouverture des marchés à l’étranger en juin 2002. En avril 2003, ils ont informé l’OMC de leurs offres de privatisation. Depuis, c’est le grand troc planétaire entre membres de l’OMC : mes services de santé contre tes services de l’environnement, mon secteur énergétique contre tes télécommunications et tes services postaux... Le tout se déroule dans la plus parfaite opacité et dans le plus grand secret. Dans aucun pays les citoyens ne sont consultés ni même informés, contrairement aux représentants des multinationales qui sont aux premières loges. L’Union européenne refuse de rendre publiques ses offres de privatisation. Ni les parlements nationaux, ni le Parlement européen, encore moins les diverses collectivités et les ONG n’ont voix au chapitre.

 

L’AGCS a pour objectif d’éliminer toutes les barrières législatives ou réglementaires restreignant le libre commerce des services. Protection sociale, subventions, protection des travailleurs, réglementations en matière de sécurité et de pollution, principe de précaution, tout ce qui peut entraver le profit est menacé. Finie, par exemple, la « discrimination positive » en faveur de certaines catégories de populations (travailleurs handicapés par exemple). Fini le choix d’une énergie propre, solaire ou éolienne plutôt que nucléaire, le principe de « neutralité technologique » interdisant de discriminer deux produits aux caractéristiques finales identiques en fonction de considérations sociales ou écologiques. Finis, encore, le refus d’importer des OGM, les contrôles sur la qualité de l’eau ou de l’air, ou les incitations au commerce équitable et à l’agriculture bio.

 

Mais l’AGCS, c’est aussi la possibilité d’un nivellement par le bas universel en matière de salaires et de droits sociaux. Plus besoin, pour les entreprises, de délocaliser pour réduire le coût du travail, puisqu’avec cet accord, elles pourront employer de la main d’œuvre étrangère non pas aux conditions du pays d’accueil, mais à celles de leur pays d’origine. Jusqu’ici, ces dispositions concernent surtout les cadres et les techniciens supérieurs. Mais en autorisant l’importation de personnel « plus qualifié, plus efficace et/ou moins cher » (comme l’a expliqué le secrétariat de l’OMC), elles ouvrent la possibilité de casser les salaires.

 

Les traités commerciaux négociés au sein de l’OMC ayant force de lois pour les pays qui y adhèrent, l’AGCS n’échappe pas à la règle. Une fois ses dispositions adoptées par l’OMC, il s’appliquera à tous les échelons administratifs, de l’État aux communes en passant par les régions et les collectivités territoriales. Toute loi ou mesure, nationale, régionale ou locale, pourra être contestée si elle « compromet les avantages » qu’une entreprise pourrait tirer de l’accord. Et l’OMC, chargée de la mise en œuvre de l’AGCS, dispose d’un bras judiciaire, l’Organe de règlement des différents, pour sanctionner les « atteintes à la liberté de commerce ». Sa jurisprudence est claire : elle n’a, à une exception près, jamais donné raison à un État face à un plaignant privé.

 

Dans ce grand cirque planétaire, l’Europe joue un rôle moteur. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’AGCS est principalement poussé par l’Union européenne, pas par les États-Unis. Dans son zèle à vouloir ouvrir tous les champs de l’activité humaine aux vents du libéralisme, l’élève a dépassé le maître. « Derrière un discours humaniste, solidaire et généreux, se profile une Europe fer de lance de la mondialisation néolibérale, qui impose ses vues à ceux auxquels elle apporte son aide », constate Raoul-Marc Jennar8. Dès lors, prétendre que l’Europe est « le seul bouclier contre la mondialisation » (Valéry Giscard d’Estaing), qu’elle est la « première réponse à la faillite de l’OMC » (Daniel Cohn-Bendit et Alain Lipietz) ou qu’elle est un « instrument de régulation de la mondialisation » (François Hollande), c’est prendre les gens pour des imbéciles.

 

En matière de mondialisation néo-libérale, l’Europe n’est pas une partie de la solution, c’est une partie du problème.

 

Concurrence à tous les étages

Pour finir de brosser le portrait de l’Europe économique d’aujourd’hui, citons de larges extraits, avec l’accord de ses auteurs, d’une excellente analyse due aux économistes Gilles Raveaud, Aurélien Saïdi et Damien Sauze9.

 

« [...] au-delà des faux semblants, la construction européenne réellement existante ne correspond à aucun des éléments qui ont fondé la réussite des États européens, grâce à un subtil équilibre entre l’État et le marché. Car au niveau européen, seul le marché existe. Il n’existe pas d’État européen. Il n’existe pas non plus de syndicats européens, de droit social européen, ni même de démocratie européenne. [...]

 

L’histoire de la construction européenne est [...] celle d’un dessaisissement volontaire des États au bénéfice des marchés, sans qu’existent, en compensation, des règles et des droits européens permettant de civiliser ces “grands” marchés et de les mettre au service du développement humain. Aujourd’hui, nos riches États européens sont des fétus de paille sur l’océan des marchés. Ils ne contrôlent plus rien, et en sont heureux. Tandis que les États-Unis mènent les politiques économiques qu’ils souhaitent, la France subit les décisions prises à Bruxelles ou à Francfort, et nos dirigeants en sont manifestement ravis. Les comptes de l’État ? Sous le regard du Pacte de Stabilité et de Croissance. Le taux de change de l’euro ? Aux mains de la Banque centrale européenne. La politique industrielle – ou le fonctionnement des services publics ? Soumise aux décisions de la Commission.

 

Pourquoi donc les dirigeants français ont-ils accepté de se lier les mains à se point ? Il semble que la construction européenne a été un instrument utilisé par les élites afin de parvenir à des réformes difficiles à accomplir au niveau national. Autrement dit, l’Union européenne aurait été le moyen d’une “revanche des élites” sur les citoyens ordinaires. »

 

Depuis 1983, la politique économique, en France et ailleurs, a eu pour principal objectif de briser l’inflation. Au nom de cette lutte, « il a fallu restreindre très fortement les coûts de production des entreprises, à commencer par les salaires. Leur pouvoir d’achat augmentant peu, les ménages ont peu consommé, limitant ainsi les débouchés des entreprises, qui n’ont pas eu de raisons d’embaucher. La stabilité des prix a ainsi été obtenue au détriment de l’emploi. La lutte contre l’inflation a empêché la lutte contre le chômage. »

 

Comment les élites gouvernementales s’y sont-elles prises pour faire avaler cette amère pilule ? « Si ces politiques, désastreuses pour des millions de familles en France et en Europe, ont pu perdurer sans être réellement mises en cause, c’est parce qu’elles ont été menées au nom d’un bien supérieur : la mise en place de la monnaie unique. C’est au nom de l’écu, rebaptisé euro en 1995, que ces politiques anti-emploi ont été poursuivies avec tant d’ardeur par les différents gouvernements. Et c’est, en partie, parce que le sentiment pro-européen est largement majoritaire dans la population que ces politiques ont pu être supportées durant une aussi longue période.

 

[...] le navire est malgré tout arrivé au port : en 1999, l’euro a été créé, et depuis 2002 il est dans nos porte-monnaie. Mais contrairement aux prévisions, l’Europe n’a pas renoué avec le plein emploi. Tous ces efforts demandés par les élites aux plus défavorisés, n’auront pas seulement été injustement répartis. Ils auront été vains.

 

En effet, le bateau est arrivé au port, mais avec la mauvaise cargaison. Car pour mettre en œuvre la monnaie unique, il a fallu se plier aux exigences du pays qui possédait alors la monnaie la plus forte d’Europe, l’Allemagne. Celle-ci a imposé une condition invraisemblable aux États candidats à la monnaie unique : celle de se dessaisir non seulement de leur monnaie nationale, mais aussi de la future monnaie européenne. L’euro ne serait pas la monnaie des Européens, ni même de leurs chefs d’États. Il serait le joujou des hauts fonctionnaires de la Banque centrale européenne (BCE). Dans le traité signé à Maastricht en 1991, ces fonctionnaires se sont vus garantir bien plus que leur “indépendance” car il n’existe pas, en Europe, de gouvernement économique. De ce fait, la BCE décide seule de la politique monétaire. Elle n’est responsable devant rien ni personne.

 

Voilà le chef d’œuvre des gouvernements européens de ces deux dernières décennies : avoir mis leurs pays au régime sec pendant une génération pour créer une monnaie unique confiée avant même sa naissance aux bons soins d’une nourrice à qui ils se sont interdits par avance de prodiguer le moindre conseil. Cette situation peut sembler folle. Et elle l’est, en effet. [...]

 

Le legs de ces vingt années de politique économique à contresens ne se limite pas à la stagnation de l’emploi. Il a aussi eu pour effet de creuser les déficits publics et sociaux. En effet, en situation de faible croissance et de fort chômage, les dépenses de l’État et de la sécurité sociale augmentent plus vite que leurs recettes. La différence entraîne un déficit qui, au fil des ans, s’accumule en dette. Ainsi, la dette de l’État français, qui représentait environ 20% du PIB en 1980, en représente aujourd’hui trois fois plus. Cette croissance de la dette nourrit diverses inquiétudes. Ces inquiétudes sont pour une bonne part injustifiées : en effet, la contrepartie de la dette, ce sont des dépenses qui contribuent au fonctionnement de l’économie. Et ceux qui possèdent cette dette, ce sont... les ménages français, qui bénéficient ainsi d’un rendement garanti pour leur épargne, au travers par exemple des contrats d’assurance-vie.

 

Mais le consensus veut que la dette soit une chose horrible. Afin de limiter sa hausse, les États ont décidé de mettre en place une procédure de surveillance collective, le Pacte de Stabilité. [...] le Pacte est un instrument anti-déficit. Il se donne pour objectifs de limiter le déficit annuel des États à 3% du PIB et leur dette à 60%. Ces chiffres sont arbitraires, ne correspondant à aucune logique économique précise. De plus, ces plafonds sont aujourd’hui franchis par la plupart des États européens, notamment par ceux qui les ont imposés. Le Pacte ne fonctionne donc pas comme instrument de surveillance des politiques budgétaires nationales. [...]

 

La gouvernance macro-économique de l’Union européenne est donc un échec total : bâtie sur la faible croissance et le chômage des années 1980 et 1990, elle ne permet pas d’atteindre l’objectif pourtant apparemment si furieusement désiré par nos gouvernants, celui du plein emploi. La BCE fait ce qu’elle veut, ou ce qu’elle peut [...]. Le Pacte de Stabilité ne sert qu’à justifier des diminutions de dépenses publiques et ne permet aucune politique budgétaire commune.

 

Pourtant, nos dirigeants ne cessent de se réjouir des succès européens, et ils nous proposent aujourd’hui de continuer dans la même direction. L’explication de cet apparent paradoxe tient au fait qu’il existe bien une politique économique, et même sociale, de l’Union européenne. Et que cette politique est même, selon ses critères, efficace. Mais cette politique n’est pas celle que l’on croit généralement.

 

Car le but de la BCE et du Pacte de Stabilité n’est pas de produire de la croissance et de l’emploi, mais de la stabilité – et du profit. Les architectes de la construction européenne de ces dernières décennies ne veulent pas d’un monde qui bouge, mais d’un monde “stable”, c’est-à-dire dans lequel les entreprises puissent tranquillement calculer leurs taux de marge. Le rôle de la politique économique européenne n’est pas de créer les conditions du plein emploi, mais du calcul économique : dans ce monde idéal, les prix sont parfaitement stables, le budget de l’État est équilibré, et les comptes extérieurs sont excédentaires. [...]

 

En Europe [...] ni politique monétaire, ni politique budgétaire, ni politique de change. D’où peuvent alors venir les créations d’emploi ? De la concurrence. C’est de la concurrence sur tous les marchés que doit venir notre salut, nommé “compétitivité”. Concurrence sur le marché des biens, avec l’ouverture des frontières. Concurrence sur le marché des capitaux, qui circulent sans coût pour, théoriquement, permettre aux entreprises d’emprunter au coût le plus bas. Concurrence enfin sur le marché du travail, où toutes les entraves à la concurrence, à commencer par le droit du travail, doivent être levées.

 

Certes, on remarquera à juste titre que les résultats des économies européennes n’ont jamais été aussi mauvais que depuis les années 1990, c’est-à-dire précisément la période de mise en place du marché unique. [...] Et on sait que la situation ne s’est en rien arrangée avec l’euro.

 

Face à cet échec, la réaction des tenants du marché est immédiate : si nous n’avons pas récolté les bienfaits de la concurrence, c’est parce que celle-ci est encore par trop imparfaite. Qui ne voit les scandaleuses restrictions à la concurrence qui nous empêchent de choisir notre marque d’électricité, de poste, d’école ou d’hôpital ? Comment justifier ces intolérables restrictions à l’exercice de notre liberté de choix, à l’aube du XXIe siècle ? Vite, il faut li-bé-ra-li-ser toutes ces activités enserrées dans d’insupportables carcans.

 

La politique de l’UE est celle là : celle de la mise en concurrence permanente de tous contre tous. Elle implique de marchandiser les éléments de notre vie qui avaient l’heur d’être jusqu’à présent soustraits à l’emprise du marché et à l’empire du consommateur. Car, pour l’UE, la logique de concurrence est loin de se limiter à un principe d’efficacité économique. Elle est un principe politique, un juste mode d’organisation des rapports des humains entre eux.

 

La concurrence est juste d’abord parce qu’elle évite la prise de pouvoir d’un individu sur un autre. Lorsque je suis obligé de me procurer les services dont j’ai besoin auprès de La Poste ou d’EDF, ces organisations exercent un pouvoir sur moi : elles m’imposent leurs prix, leurs horaires, leurs délais, etc. Au contraire, quand je peux choisir mon fournisseur d’accès à Internet, c’est moi qui choisis, et qui peux, dans une certaine mesure, imposer mes choix à l’entreprise. La concurrence est juste également car elle met fin aux rentes de situation, aux positions acquises. Si, selon l’idéologie dominante, les fonctionnaires sont tous des feignants, c’est précisément parce que ces travailleurs ne peuvent être mis en concurrence, en raison de leur statut. Le statut, la garantie collective, voilà donc l’ennemi. [...]

 

Ce point nous semble essentiel : si le projet de traité constitutionnel indique à son article 3 que l’UE “offre” à ses “citoyens” un “marché unique où la concurrence est libre et non faussée”, c’est en raison de cette croyance fondamentale selon laquelle une concurrence parfaite est une situation juste. Bien entendu, cette situation n’existe à peu près nulle part dans la réalité : ainsi, les professions dites libérales sont les premières à se barricader derrière des mécanismes limitant la concurrence, comme le numerus clausus chez les médecins. Mais le domaine “idéel” de la construction européenne n’est pas celui de la réalité. C’est celui d’un espace dans lequel des cerveaux délibèrent, sans jamais être confrontés à une contrainte de réalité. L’espace communautaire tel que les générations précédentes nous l’ont légué n’est pas seulement un espace auquel les clameurs de la rue ne parviennent pas. C’est également un espace dans lequel la raison pense pouvoir s’exercer dans toute sa plénitude, sans aucun obstacle d’aucune sorte, y compris matériel. »

 

Même si l’on peut en douter, il existe bel et bien une pensée économique et sociale à l’échelon européen, qui se trouve être le vecteur du démantèlement de l’État social. Que dit-elle ? « Tout d’abord qu’il faut “moderniser” nos systèmes de protection sociale et d’emploi. Les pays européens étant sclérosés dans les structures héritées de l’après-guerre dont chaque jour qui passe est censé nous démontrer l’inefficacité, il convient de les mettre à jour. Cette modernisation, qui doit être “permanente” ne résulte pas d’une logique de développement autonome : elle est la conséquence de la “nécessité” face à laquelle nous serions de nous “adapter”. »

 

Pour les élites européennes, la mondialisation menace le « modèle social européen ». Mais, inutile de résister, nous ne pouvons rien contre cette « force naturelle ». « Notre porte est ouverte aux vents du large, les innovations pleuvent, et nous nous sommes là, engoncés dans nos “rigidités” : les syndicats, le salaire minimum, les aides sociales, les réglementations des professions. Le rôle de l’Union européenne n’est pas de permettre aux États européens d’agir de façon autonome, en maîtres de leur destin. Le rôle de l’UE est “d’agir comme un catalyseur” permettant aux États membres de “s’adapter à l’évolution de l’environnement”.

 

Mais mais mais... la construction européenne n’était-elle pas justifiée au nom de la maîtrise retrouvée de notre destin collectif à une échelle supérieure ? À quoi sert l’Europe si, première puissance commerciale du monde, elle n’est pas en mesure de définir des règles aux échanges, c’est-à-dire de refuser d’échanger n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui ? [...]

 

Des solutions existent, ou existeraient, si seulement nous prenions le temps de les examiner. Mais le temps de la réflexion et de l’action collective n’est pas celui de l’UE : son temps est celui de “l’urgence”. Il y a urgence à mettre en œuvre les solutions qui ont été définies sans nous. Ces solutions, tirées d’une vulgate économique que même l’OCDE commence aujourd’hui à remettre en cause, ce sont encore une fois celles du marché. Selon cette pensée, le chômage n’est pas une situation dans laquelle il y a tout simplement plus de gens qui cherchent du travail que d’emplois disponibles. Pour elle, le chômage ne peut être que volontaire : s’il y a des personnes sans emploi, c’est parce qu’elles préfèrent ne pas travailler, et vivre des allocations chômage ou du RMI ; ou alors, c’est qu’il existe des conventions collectives et des syndicats qui fixent les salaires à des niveaux qui empêchent de recruter certains travailleurs. Il convient donc de réformer ces allocations et ces institutions pour “inciter” les individus à chercher du travail ou les firmes à embaucher.

 

Les solutions proposées par la Commission sont alors les suivantes. Tout d’abord accroître les incitations, “transformer l’assurance chômage en assurance employabilité”, “alléger la fiscalité sur le travail”, renforcer les “incitations monétaires à l’emploi”. Bien entendu, une “incitation” majeure pour les personnes serait de voir leur salaire augmenté. Mais, pour les chefs d’États européens, cette hérésie est... une hérésie. Non, pour accroître l’emploi, ce qu’il faut, c’est développer la concurrence. [...] En effet, selon le raisonnement dominant, la concurrence doit permettre de faire baisser les prix, ce qui va stimuler la demande et donc accroître l’emploi. Le fait que la concurrence puisse simplement conduire à faire travailler plus les salariés pour des salaires égaux ou inférieurs, qu’elle détruise des emplois, tout cela n’est pas pris en considération.

 

[...] Décidément, la logique de concurrence est bien au cœur de la construction européenne actuelle. Cette logique a déjà produit nombre de ses effets néfastes : les bureaux de poste ferment, la précarité sur le marché du travail est devenue la règle, et ce sont à présent nos systèmes sociaux dans leur ensemble qui sont attaqués en raison de la concurrence fiscale et sociale facilitée. Au projet de paix et de civilisation qui était celui des pères fondateurs succède une politique de démolition silencieuse et méthodique de tout ce qui a fait d’un pays comme la France un lieu si agréable à vivre. Pour nous, la construction européenne dans son état actuel est une destruction. Elle nous soumet toujours plus aux exigences folles de la rentabilité et de la compétitivité, et éloigne toujours plus de nous l’horizon d’une vie équilibrée, douce, humaine. »

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1 « Dire “non” au traité constitutionnel, pour construire l'Europe ! », Appel des 200, Fondation Copernic.

 

2 Frédéric Lordon, « L'Europe concurrentielle, ou la haine de l'État », http://econon.free.fr.

 

3 Susan George, « Une courte histoire du néolibéralisme », Conference on Economic Sovereignty in a Globalising World, Bangkok, 24-26 mars 1999.

 

4 « Le temps des bouffons », PLPL, nº 17, décembre 2003.

 

5 Serge Regourd, « Droits de l'Homme et projet de Constitution européenne », l'Humanité, 8 décembre 2003.

 

6 René Passet, « Au-delà du oui et du non », Libération, 15 mars 2005.

 

7 Lori Wallach, « Le nouveau manifeste du capitalisme mondial », Le Monde diplomatique, février 1998, p. 22.

 

8 Raoul-Marc Jennar, « Ces accords que Bruxelles impose à l'Afrique », Le Monde diplomatique, février 2005, p. 10.

 

9 Gilles Raveaud, Aurélien Saïdi et Damien Sauze, « Notre désillusion européenne », http://econon.free.fr.