« La Constitution devra être suffisamment lyrique pour qu'étudiants, écoliers et ouvriers puissent la lire », avais promis Giscard, le « père » du traité. Du lyrisme, on en trouve en abondance dans les premières pages. Il est même fait assaut de bons sentiments. Ainsi l'article I-2 nous apprend que « l'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Quant aux objectifs de l'Union, ils sont notamment de « promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples », de combattre « l'exclusion sociale et les discriminations », de veiller « à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen » (I-3). Qui pourrait trouver à redire à de telles valeurs ? Qui pourrait contester de tels objectifs ?
Il ne faut pourtant pas se laisser abuser par des formules clinquantes, à la générosité sans suite, qui ne semblent avoir été placées là que pour servir de vitrine et de produit d'appel à un ensemble outrageusement libéral. La teneur générale du traité suinte d'ailleurs déjà dès les premières lignes : le « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » y côtoie des objectifs aussi nobles que la paix, le bien-être, la liberté et la justice. Les rares concessions faites par les libéraux ont été « anesthésiées » par des qualificatifs qui les vident de sens : l'économie sociale de marché est « hautement compétitive » (I-3-3) et le commerce est à la fois « libre » et « équitable » (I-3-4). De plus, l'Union ne fait que « tendre » au plein emploi et au progrès social, que « respecter » la diversité culturelle, que viser un « niveau élevé » de protection de l'environnement... Autant de formulations qui n'engagent à rien et qui, de toute façon, ne peuvent être tenues pour équivalentes en force à des principes qui ont derrière eux un demi-siècle de pratique communautaire.
Pour prendre la mesure de ce qu'on lui demande instamment d'approuver, au-delà des apparences et des faux-semblants, l'électeur-citoyen devra prendre à bras-le-corps un texte qui ne comprend pas moins de 448 articles, 36 protocoles, 2 annexes et 50 déclarations, soit un total de 852 pages. Petit tour d'horizon...
Le 15 décembre 2001, les Quinze, réunis à Laeken, décident de convoquer une Convention sur l'avenir de l'Europe chargée de réfléchir aux possibles réformes des institutions et du fonctionnement de l'Union européenne, dans la perspective de son élargissement. Placée sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, la Convention a pour enjeu d'établir la répartition précise des compétences entre l'Union et les États membres et de déterminer le cadre institutionnel et politique « définitif » (ou espéré comme tel) de l'Europe.
Dans sa déclaration, le Conseil européen de Laeken se borne à se demander si la simplification et le réaménagement institutionnels envisagés « ne devraient pas conduire à terme à l'adoption d'un texte constitutionnel ». Outrepassant le mandat qui lui a été confié, la Convention se lance pourtant, à l'initiative de son président et dès sa séance inaugurale à Bruxelles le 28 février 2002, dans la rédaction détaillée d'une constitution. Le lendemain 1er mars, le journal Le Monde titre : « Une Convention pour donner une Constitution à l'Europe ». Avec l'aide de la puissance médiatique, Giscard a réussi son premier tour de passe-passe.
« Davantage de démocratie, de transparence et d'efficacité », voilà les exigences fixées par les Quinze à Laeken pour les futures étapes de la construction européenne. L'affaire semble donc bien mal engagée, et ceci d'autant plus que la Convention n'a aucune légitimité. La plupart de ses 105 membres titulaires (représentant 450 millions de citoyens, un record en matière de ratio censitaire), issus du Parlement européen, des parlements nationaux, des gouvernements et de la Commission, a été nommée par copinage. Les conventionnels discutent plus de l'apparat que du fond. Absente, la « société civile » a tout juste le droit d'être auditionnée, au travers de lobbies et d'associations à la représentativité douteuse. Les débats sont verrouillés, les temps de parole strictement limités. « On aurait voulu donner l'impression de consultations alibis que l'on ne s'y serait pas pris autrement », écrit Bernard Cassen1. À aucun moment, l'élaboration du projet de Constitution ne se déroule selon des méthodes démocratiques normales.
Un rôle essentiel échoit au praesidium, composé de 12 membres couvrant toutes les composantes de la Convention. Les principaux choix sont faits dans le huis clos de cet organe directeur. On y adopte, sans vote, des compromis d'évidence minoritaires au sein de la Convention. À la tête du praesidium, Giscard jouit de pouvoirs considérables. Il organise et anime les débats, convoque les réunions, fixe les ordres du jour, établit l'ordre et la durée des prises de parole. Le secrétaire général de la Convention, Sir John Kerr, est son éminence grise. Cet ancien responsable du Service diplomatique britannique, recommandé par Tony Blair, prépare les documents de travail de la Convention, réalise la synthèse des débats et coordonne la rédaction effective des articles du futur traité.
L'ancien président français fait preuve d'un indéniable talent pour balayer les opinions qui ne concordent pas avec les siennes. En inébranlable monarque, il fait fi des objections des « petits ». « Il réduit la Convention à une farce », peste un observateur dégoûté2. Giscard semble d'ailleurs plus occupé à négocier en coulisse et à trouver des compromis politiques avec les représentants des gouvernements nationaux qu'à associer les citoyens européens aux travaux de la Convention.
Le 20 juin 2003, Valéry Giscard d'Estaing présente son projet de Constitution devant le Conseil européen réuni à Thessalonique. Les chefs d'État et de gouvernement de l'Union considèrent que le texte constitue une « bonne base de départ » pour la Conférence intergouvernementale (CIG) qui doit se réunir à l'automne avec pour mission d'approuver le traité « dans les meilleurs délais ».
Fait incroyable, la version du traité approuvée le 13 juin par les conventionnels et défendue à Thessalonique n'est pas la version finalement transmise aux gouvernements et officiellement présentée le 3 septembre au Parlement européen. Durant l'été, 340 articles, qui constituent la partie III du projet de Constitution pour l'Europe, ont été ajoutés, en catimini3. Les trois-quarts du texte transmis à la CIG n'ont fait l'objet d'aucune discussion au cours des seize mois de travaux de la Convention ! Le « hold-up démocratique » de Giscard est d'autant plus grave que la partie III du traité est, aux yeux de tous, la plus problématique. Son contenu n'est rien de moins, assure le député européen Francis Wurtz, président du groupe parlementaire de la Gauche unitaire européenne, que la « constitutionnalisation du modèle de l'Europe libérale ».
Après huit mois de négociations complexes, la CIG est parvenue à un accord, entériné par les 25 États membres lors du Conseil européen de Bruxelles le 18 juin 2004. Le traité final, qui reprend dans une très large mesure le projet de la Convention présidée par Giscard, est signé officiellement à Rome le 29 octobre 2004 par les chefs d'État et de gouvernement après vérification et traduction dans toutes les langues de l'Union. Publié au Journal officiel de l'Union le 16 décembre 2004, il doit maintenant être ratifié selon les règles constitutionnelles propres à chaque État, par voie parlementaire ou référendaire.
Le pâté d'alouette et de cheval
La Constitution européenne comprend un préambule, quatre parties et des annexes (protocoles, annexes particulières et déclarations). Le « Traité établissant une Constitution pour l'Europe », à proprement parler, fait l'objet des parties I à IV (349 pages). Mais les annexes ne doivent pas pour autant être négligées : les protocoles et annexes I et II (382 pages) sont juridiquement contraignants, alors que les déclarations (121 pages) n'ont qu'une valeur politique.
Chacun des 448 articles du traité porte un numéro en chiffre romain, définissant la partie à laquelle il est rattaché, suivi d'un chiffre arabe attribué selon l'ordre chronologique d'apparition de l'article, le tout étant parfois complété par un numéro de paragraphe.
Les quatre parties du traité constitutionnel sont les suivantes :
· I. Les dispositions fondamentales : définition de l'Union, de ses objectifs, de ses compétences, de ses procédures décisionnelles et de ses institutions (articles 1 à 60, 20% du texte).
· II. La Charte des droits fondamentaux de l'Union (articles 61 à 114, 6% du texte). Proclamée au Conseil européen de Nice en décembre 2000, elle ne faisait pas jusque là partie des traités communautaires.
· III. Les politiques et le fonctionnement de l'Union : définition des actions de l'Union (articles 115 à 436, 70% du texte).
· IV. Dispositions générales et finales : clauses déterminant les procédures d'adoption et de révision du traité (articles 437 à 448, 4% du texte).
La Constitution européenne ne se contente pas d'organiser les institutions (partie I) et d'énoncer les valeurs et droits fondamentaux de l'Union (partie II), ce qui est le propre de toute loi fondamentale, elle fixe aussi, fait exceptionnel, son modèle et sa politique économiques. De loin la plus massive, la partie III, celle-là même qui est apparue « spontanément » au beau milieu de l'été 2003, rassemble en effet l'ensemble des traités antérieurs (Rome, 1957 ; Acte unique, 1986 ; Maastricht, 1992 ; Amsterdam, 1997 ; et Nice, 2000), compilés, « toilettés » et réordonnés, élevant ainsi au rang de norme constitutionnelle des modalités d'action et des politiques conjoncturelles qui relèvent habituellement de la loi ordinaire.
Dans leur argumentaire sur les progrès marqués par le traité, les partisans du « oui » invoquent souvent trois domaines : les réformes institutionnelles, l'intégration de la Charte des droits fondamentaux et le meilleur sort fait aux services publics. Or aucune de ces soi-disant « percées » ne résiste à un examen sérieux. Dans un texte traversé de part en part par le vent du libéralisme, les vraies avancées sont rares et font figure de cache-misère. Difficile de se départir du sentiment qu'elles ne sont là que pour donner une vague légitimité politique et sociale au traité et pour insuffler un mince supplément d'âme à la stricte logique du marché.
Car voilà bien la finalité première du traité : ériger le capitalisme ultralibéral au rang de religion d'État de l'Europe et en graver dans le marbre la doctrine. Le programme est affiché dès les premières pages : l'Union offre à ses citoyens « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3) et « dispose d'une compétence exclusive » dans le domaine de « l'établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur » (I-13). Ce leitmotiv est martelé tout au long du traité : tous les droits, objectifs, coopérations et politiques doivent être mesurés à l'aune du « respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-151, 161, 166, 167, 171, 174, 177, 178, 185, 416). La même ritournelle guide la politique extérieure de l'Europe.
Une petite analyse lexicale apporte la confirmation qu'il s'agit bien de la tonalité générale du traité, et pas seulement de quelques poussées de fièvre passagères4. L'idée est simple : compter la fréquence d'apparition de mots sélectionnés dans le texte des parties I à IV de la Constitution européenne. Le résultat est éloquent ! Le mot « banque » apparaît ainsi 176 fois, « développement » 92 fois, « marché » 88 fois, « concurrence » ou « concurrentiel » 29 fois, « capitaux » 23 fois, « marchandises » 11 fois et « libéralisation » ou « libéral » 9 fois. Peut-être n'est-il pas inutile de préciser qu'aucun de ces mots n'apparaît dans la Constitution française. Ajoutons-y le mot « travail » et ses dérivés (« travailler », « travailleur »), omniprésents : 79 occurrences dans le traité européen, une seule dans la Constitution de 1958.
À l'inverse, le mot « peuple » a été oublié du traité (mais pas « peuples »), alors qu'on le trouve 6 fois dans la Constitution française. L'expression « progrès social » affleure uniquement 2 fois. Les mots « démocratie » et « démocratique » apparaissent seulement 14 fois, 21 fois moins en proportion que dans la Constitution de la Ve République. Quant aux mots « fraternité », « chômage » et « laïque » ou « laïcité », ils n'ont tout bonnement pas droit de cité.
Nul besoin d'être linguiste ou spécialiste en sémantique dans ces conditions pour comprendre l'orientation d'ensemble du contrat giscardien. L'Europe qu'on nous propose, c'est la sanctification de l'individualisme, la marchandisation de toutes les sphères de l'activité humaine et la lutte permanente de tous contre tous.
Les ingrédients de la Constitution européenne sont un peu ceux du célèbre pâté d'alouette et de cheval : une alouette d'avancées sociales ou démocratiques (parties I et II) pour un cheval de contre-réformes et de consécration des reculs sociaux et humains déjà amorcés (partie III).
S'agit-il d'un traité ou d'une constitution ? À en juger par son orientation, la question est de taille. Et la réponse conditionne l'autorité à laquelle le texte pourra prétendre. Car si c'est une constitution, elle prévaudra, après ratification, sur les lois et constitutions nationales. Par contre, si c'est un traité, les constitutions nationales garderont leur primauté.
Les constitutions sont théoriquement des actes de droit national. Elles ne relèvent pas du droit international dont l'outil traditionnel est le traité. « Une constitution, c'est une finalité claire, une organisation capable de la pérenniser et l'adhésion des populations concernées », disait le juriste Maurice Hauriou. Norme supérieure d'un État de droit, la constitution est l'acte solennel par lequel une communauté politique définit la production des règles juridiques auxquelles elle se soumet et les organes chargés de les mettre en œuvre. Un des acquis fondamentaux de notre histoire est que le pouvoir constituant appartient au peuple, seul capable d'édicter les conditions dans lesquelles il délègue sa souveraineté, et ce dans le cadre d'une assemblée. Depuis la Convention de Philadelphie qui donna naissance, en 1787, à la Constitution des États-Unis et l'Assemblée nationale constituante qui aboutit, en 1791, à la première constitution française, cette procédure s'est partout imposée.
Le choix fait à Laeken de désigner l'assemblée présidée par Giscard du nom de « Convention » est lourd d'arrière-pensées. Mais la Convention sur l'avenir de l'Europe, loin d'être une émanation directe du peuple, ne peut prétendre passer à la postérité comme une assemblée constituante. Ses membres y ont siégé sans aucun mandat populaire. Son mode de fonctionnement a privilégié l'ombre à la lumière et les arrangements secrets au débat démocratique. Ses travaux sont restés confidentiels. À l'exception des Communes à Londres, aucun parlement national ne s'est réellement fait l'écho de ses débats. Un sondage réalisé en novembre 2003, à la demande de la Commission, a révélé que 61% des citoyens de l'Union n'avaient jamais entendu parler de la Convention.
Et bien que la Constitution se dise « inspirée par la volonté des citoyens et des États d'Europe de bâtir leur avenir commun » (I-1-1), elle reste avant tout un pacte entre les États membres et non pas un acte souverain d'un hypothétique « peuple européen ». Avant d'entrer un jour dans un véritable processus constituant, il faudrait que les États membres de l'Union et leurs peuples se reconnaissent comme une communauté de destin fondée sur le suffrage universel. On en est loin.
Par ailleurs, les constitutions sont généralement des textes concis, précis, accessibles au plus grand nombre. La Constitution de 1958, qui occupe 21 pages, est écrite dans un français impeccable de par le style, la pertinence et la précision. Tout y est limpide et compréhensible pour un citoyen normalement éduqué. Qu'en est-il du traité constitutionnel européen ? Valéry Giscard d'Estaing avait promis qu'il serait « lisible, transparent et susceptible d'être compris par chacun ». Le résultat est sans appel. Avec ses 852 pages, sa pléthore d'articles, son style confus et abscons, ses multiples renvois en avant et en arrière, ses phrases laissant de multiples latitudes d'interprétation, la Constitution européenne, pour ne parler que de sa forme, est un déni de démocratie. Son niveau de lisibilité et d'intelligibilité est très bas4. Sur une échelle qui va de 0 à 100, les valeurs inférieures à 30 correspondant à des textes dont la lecture est considérée comme très difficile, il obtient au test dit de Flesch une valeur de... 23,2 !
Le texte de la Constitution européenne forme une toile dont il est quasi-impossible de s'extraire. La plupart des articles sont corrigés, limités ou précisés par un ou plusieurs autres articles. Les articles de la partie III sont référencés plusieurs centaines de fois dans le reste du document. On y trouve des perles comme à l'article III-192 : « [...] il est institué un comité économique et financier. Le comité a pour mission [...] sans préjudice de l'article III-344, de contribuer à la préparation des travaux du Conseil visés à l'article III-159, à l'article III-179, paragraphes 2, 3, 4 et 6, aux articles III-180, III‑183, III‑184, à l'article III‑185, paragraphe 6, à l'article III-186, paragraphe 2, à l'article III‑187, paragraphes 3 et 4, aux articles III‑191, III‑196, à l'article III‑198, paragraphes 2 et 3, à l'article III‑201, à l'article III‑202, paragraphes 2 et 3, et aux articles III‑322 et III‑326, et d'exécuter les autres missions consultatives et préparatoires qui lui sont confiées par le Conseil ».
La codification méticuleuse d'orientations et de politiques économiques que représente la partie III ne s'est jamais vue dans aucune constitution, sauf dans la Constitution soviétique. « [...] le propre d’une constitution, explique le professeur de droit public Serge Regourd5, consiste à organiser les pouvoirs publics d’un État, à répartir leurs compétences, à définir leurs rapports, c’est-à-dire, pour l’essentiel, à formuler les “règles du jeu politique” d’une société déterminée. Or, voilà un texte qui, outrepassant singulièrement cet objet, définit les “règles du jeu économique”, ou, plus exactement, subordonne le politique à l’économie, subordonne les politiques de l’Union et des États membres à la stricte observance d’objectifs économiques. »
Ajoutons pour finir que « le présent traité est conclu pour une durée illimitée » (IV-446), que la procédure de révision normale du traité (IV-443) requiert une triple unanimité (au sein de la Convention travaillant au consensus, puis dans la Conférence intergouvernementale qui statue sur le projet de la Convention et enfin dans le processus de ratification propre à chaque État) et que la procédure de révision « simplifiée » (IV-444) ne peut être enclenchée qu'avec l'approbation de tous les États membres. Dans une Europe à 25, ce parcours du combattant interdit tout changement majeur. Cantonné au droit d'initiative et de consultation sur les questions liées à la révision du traité (IV-443-1), le Parlement européen, seule institution véritablement démocratique de l'Union, est hors jeu. Le peuple n'a donc pas voix au chapitre, ce qui achève de ranger la Constitution européenne au rang des traités internationaux. Car comme le rappelle l'article 28 de la Constitution de l'an I (1793) : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »
Le traité giscardien semble n'être une constitution ni par son processus d'élaboration, ni par son mode d'adoption et de révision, ni par son contenu. A priori, donc, il ne prend pas le pas sur les constitutions des États membres. Dans une décision du 19 novembre 2004, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs estimé que la primauté du droit de l'Union sur celui des États membres restait inchangée et que la Constitution française continuait de se placer au sommet de l'ordre juridique interne. Les sages du Palais-Royal ont notamment appuyé leur conclusion sur un alinéa de l'article I-5, qui dit que « l'Union respecte l'égalité des États membres devant la Constitution ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».
Le débat est-il clos ? Il n'en est rien. Le Conseil constitutionnel, dans une série de décisions antérieures (10 juin, 1er et 29 juillet 2004), a jugé que seules les « dispositions expresses » de la Constitution française sont opposables à la transposition d'un acte législatif communautaire ; les autres règles constitutionnelles doivent « céder le pas ». Tout dépend dorénavant de l'interprétation qui sera donnée aux termes « structures fondamentales » et « dispositions expresses ».
De l'avis même des sages français, la question de la hiérarchie entre les deux textes n'est donc pas tranchée. Qu'en est-il au plan européen ? Tout d'abord, il est important de noter que les rédacteurs du texte ont clairement montré leur volonté de doter l'Europe d'une loi fondamentale pour les décennies à venir. Le traité contient de nombreux éléments de nature constitutionnelle : il a été préparé par une Convention, dote l'Union d'une architecture institutionnelle telle qu'on en trouve dans les textes constitutionnels et incorpore une Charte des droits fondamentaux, sorte d'équivalent à l'échelle européenne du préambule de la Constitution française de 1946. Il s'agit d'un traité « établissant une Constitution pour l'Europe ». Quand il sera ratifié, l'Europe aura donc une Constitution, et ceci pas uniquement sur le plan symbolique (le texte ne fait d'ailleurs référence qu'à une « Constitution » pour désigner le document après ratification, jamais à un traité). L'article I-1-1 est sur ce point explicite : « Inspirée par la volonté des citoyens et des États d'Europe de bâtir leur avenir commun, la présente Constitution établit l'Union européenne [...]. »
De plus, d'éminents spécialistes estiment que, l'Union étant une construction politique et juridique nouvelle, il convient de renoncer aux catégories traditionnelles du droit. C'est ce que souligne la « task force » de la Commission européenne spécialisée dans le traitement des questions institutionnelles : « La Cour de justice des Communautés européennes à Luxembourg a, à plusieurs reprises, affirmé la nature constitutionnelle des traités européens, au motif, notamment, qu'ils s'inscrivaient dans le contexte de la “construction européenne” (c'est donc une interprétation téléologique des traités européens, c'est-à-dire une interprétation en fonction des objectifs poursuivis). » Par ses arrêts, la Cour de Luxembourg, qui tend à s'ériger en véritable Cour suprême de l'Union, multiplie les affirmations de la suprématie du droit européen sur les droits nationaux, constitutions incluses. L'adoption de la Constitution européenne ne pourrait aller que dans le sens d'un renforcement de cette jurisprudence, grâce notamment à deux articles de la partie I :
· « Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l'exécution des obligations découlant de la Constitution ou résultant des actes des institutions de l'Union. » (I-5-2)
· « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union, dans l'exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres. » (I-6)
L'imposture politique ayant consisté à établir une loi fondamentale en dehors de tout mandat et contrôle populaire, en y incorporant une description des politiques de l'Union qui n'a même pas été discutée par les conventionnels, se double donc d'une imposture juridique : le « marché unique où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2), objectif majeur de l'Union, « a bien valeur de norme constitutionnelle, ou de principe constitutionnel, auquel sont soumises les politiques de l'Union et des États membres, donc les actes qui les mettent en œuvre », insiste Serge Regourd5. Monstre hybride, le traité constitutionnel, en renonçant à la neutralité des dispositifs juridiques des constitutions traditionnelles, devient ainsi « le prototype d'une construction politique bâtie sur les principes du libéralisme économique et de politiques publiques conçues à travers le prisme de la libre concurrence ».
En approuvant (par anticipation, ce qui en dit long : pour tous ces messieurs, le référendum n'est que de pure forme, la seule réponse autorisée étant le « oui ») une révision de la Constitution française rendue nécessaire par la ratification du traité constitutionnel européen, les députés ne peuvent ignorer qu'ils se sont livrés à l'abandon d'une part de la souveraineté nationale, en violation d'un principe fondamental de la République en vertu duquel cette souveraineté est inaliénable et imprescriptible. Cette abdication voilée en faveur d'une Constitution qui verrouille l'horizon politique et soustrait des choix de fond au verdict des électeurs est une affaire particulièrement grave. « Eu égard au caractère fondateur d’une Constitution, imposer le mot sans la réalité, c’est vouloir imposer le libéralisme lui-même au mépris des règles démocratiques de base », écrit Anne-Cécile Robert6. « C’est une sorte de coup d’État idéologique. »
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1 Bernard Cassen, « Une convention européenne conventionnelle », Le Monde diplomatique, juillet 2002, p. 3.
2 Jean-Lou Siweck, « Putsch institutionnel », d'Lëtzebuerger Land, 25 avril 2003.
3 Pierre Laurent, « Révélation : 340 articles constitutionnels ont été tenus secrets à Thessalonique », L'Humanité, 11 septembre 2003.
4 Alain Lecourieux, « La Constitution européenne à mots découverts », Attac France, 17 janvier 2005.
5 Serge Regourd, « Confusion juridique et imposture politique », l'Humanité, 7 décembre 2004.
6 Anne-Cécile Robert, « Coup d'État idéologique en Europe », Le Monde diplomatique, novembre 2004, p. 8.