Chapitre 3 – À quand la démocratie ?

 

Dans la déclaration portant la Convention sur l’avenir de l’Europe sur les fonts baptismaux, les Quinze, à Laeken, avaient dressé un constat : « Certes, les citoyens se rallient aux grands objectifs de l’Union, mais ils ne voient pas toujours le lien entre ces objectifs et l’action quotidienne de l’Union. Ils demandent aux institutions européennes moins de lourdeur et de rigidité et surtout plus d’efficacité et de transparence. Beaucoup trouvent aussi que l’Union doit s’occuper davantage de leurs préoccupations concrètes [...]. Mais, ce qui est peut-être plus important encore, les citoyens trouvent que tout se règle bien trop souvent à leur insu et veulent un meilleur contrôle démocratique. » De ce constat découlait un mandat : « La première question à se poser est de savoir comment nous pouvons augmenter la légitimité démocratique et la transparence des institutions actuelles, et elle vaut pour les trois institutions. [...] Comment rapprocher les citoyens, et en premier lieu les jeunes, du projet européen et des institutions européennes ? »

 

Si l’on mesure son succès à sa capacité de relever ces défis, la Convention giscardienne a été un échec abyssal. La montagne (auvergnate ?) a accouché d’une souris. On aurait peine à trouver une avancée démocratique significative dans le volet institutionnel de la Constitution européenne.

 

Au menu

La nouvelle architecture de l’Union ressemble en effet à s’y méprendre à l’ancienne. Le circuit de décision au sein de l’Union reste inchangé : le Conseil européen, qui réunit les chefs d’État ou de gouvernement des États membres, donne l’impulsion politique à l’Union ; la Commission met en œuvre les grandes orientations du Conseil européen ; le Conseil des ministres et le Parlement sont les législateurs de l’Union. Et si le Parlement, seule instance de l’Union élue au suffrage universel, voit son rôle légèrement élargi, la formule rituelle reste plus que jamais d’actualité : « c’est la Commission qui propose et le Conseil des ministres qui dispose ».

 

L’intergouvernementalisme règne donc toujours en maître : les grandes décisions européennes sont prises par les représentants des États, largement affranchis de tout contrôle. Les lois sont adoptées, sur proposition de la Commission, par les représentants des gouvernements nationaux réunis en Conseil des ministres. Même lorsque le vote ne se fait pas à l’unanimité, il se trouve le plus souvent un nombre de gouvernements suffisant pour bloquer les avancées minimes que la Commission aurait accepté de proposer dans le cadre très contraignant des traités en vigueur. La Grande-Bretagne et ses alliés bloquent ainsi systématiquement toute tentative d’amélioration des règles sociales. C’est un élément clé interdisant l’émergence d’une démocratie européenne et d’une Europe construite sur autre chose que la prévalence des logiques marchandes et concurrentielles.

 

Pour tenter de remédier à la paralysie induite par cet intergouvernementalisme, la Constitution européenne introduit un nouveau mode de calcul de la majorité qualifiée (procédure où le vote de chaque pays est pondéré selon une valeur fixe, relative à la taille de sa population), prenant mieux en compte le poids démographique des États, au sein du Conseil européen et du Conseil des ministres : la majorité qualifiée est atteinte lorsqu’une décision rassemble 55% des États membres, incluant au moins 15 pays et 65% de la population, à condition qu’une minorité de blocage d’au moins quatre pays ne s’y oppose pas (I-25-1). Dans les rangs du « oui », cette modification est abondamment présentée comme un des points-clefs du nouveau dispositif. Avec le traité de Nice actuellement en vigueur, l’Europe serait ingouvernable. Tout rentre dans l’ordre avec la Constitution, nous dit-on. Qu’en est-il ? Il serait trop fastidieux de comparer point à point les deux modes de calcul. Mais on se reportera utilement aux simulations faites par Attac et aux conclusions qui en découlent1 : les majorités qualifiées peuvent être plus difficiles à réunir dans la nouvelle configuration et il devient plus difficile, en moyenne, de s’opposer aux propositions de la toute-puissante Commission.

 

Autre « grande avancée », le traité constitutionnel crée, en remplacement de l’actuel haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), un poste de ministre des Affaires étrangères (I-28-1). Nommé à la majorité qualifiée par le Conseil européen, le ministre, qui est l’un des vice-présidents de la Commission, exécute la politique étrangère de l’Union « en tant que mandataire du Conseil » (I-28-2). Certains voient en l’apparition d’une diplomatie européenne un pas décisif vers l’Europe politique. Il n’en sera rien. Le maintien de l’unanimité pour la plus grande partie des actes de politique étrangère (I-40) vide largement de sa substance la création de ce ministère. Pour s’en convaincre, on se souviendra qu’au moment de la discorde entre l’Espagne et le Maroc au sujet de l’îlot du Persil il avait fallu faire appel à... Dick Cheney pour régler le problème. On n’oubliera pas, surtout, que le « monsieur PESC » de l’Union a rapidement disparu de la scène dès que les décisions sérieuses sur l’Irak ont été à l’ordre du jour, la polyphonie des positions gouvernementales submergeant toute tentative de définition d’une position commune.

 

Passons sommairement en revue quelques autres innovations du volet institutionnel :

·    attribution de la personnalité juridique à l’Union (I-7), donnant à l’Union une véritable existence sur le plan international ;

·    regroupement des compétences de l’Union sous un seul bloc, à plusieurs niveaux (I-12) : compétences exclusives (seule l’Union peut légiférer), compétences partagées (les États membres peuvent légiférer dans la mesure où l’Union ne l’a pas déjà fait) et compétences d’appui (l’Union adopte des mesures en vue d’appuyer ou de compléter certaines politiques des États membres) ;

·    extension du champ des compétences de l’Union, incluant dorénavant l’énergie et l’espace dans les compétences partagées (I-14-2) et le sport, la protection civile, le tourisme et la coopération administrative dans les compétences d’appui (I-17). La Constitution contient aussi en germe la création d’un Parquet européen (III-274-1). Une clause de flexibilité permet à l’Union, pour atteindre un des objectifs visés par la Constitution, d’élargir le domaine de ses compétences, après vote à l’unanimité du Conseil des ministres et approbation du Parlement (I-18) ;

·    extension du nombre de domaines où les décisions au Conseil des ministres sont prises à la majorité qualifiée, incluant les questions relatives à la politique d’asile et d’immigration, à la coopération judiciaire, à la culture ainsi qu’à l’ensemble des nouveaux domaines de compétence de l’Union. Le vote à la majorité qualifiée devient la règle, l’unanimité l’exception (I-23-3). En outre, le Conseil dispose de la faculté de faire entrer de sa propre initiative, et à l’unanimité, tel ou tel domaine dans le champ de la majorité qualifiée (mécanisme dit des « clauses passerelles », IV-444) ;

·    fin de la présidence tournante de l’Union avec l’élection d’un président du Conseil européen pour un mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois (I-22-1) ;

·    diminution du nombre de commissaires de 25 actuellement à 2/3 du nombre d’États membres en 2014, le choix se faisant sur la base d’une rotation entre les pays (I-26-6) ;

·    simplification de la nomenclature des actes juridiques de l’Union, le nombre d’instruments passant d’une quinzaine actuellement à six (I-33-1) ;

·    passage du nombre de sièges au Parlement à 750, avec un seuil minimum de 6 sièges pour les plus petits États membres (Chypre, Estonie, Luxembourg, Malte) et maximum de 96 pour les plus grands (I-20-2) ;

·    possibilité pour un État membre de se retirer de l’Union (I-60-1).

 

Le changement... dans la continuité

Si ces mesures vont (timidement) dans le sens d’un meilleur fonctionnement de l’Union, elles sont loin de remédier à son « déficit démocratique ». « On cherchera vainement trace [...] d’un quelconque “rapprochement” avec les citoyens ou d’une structuration améliorée de l’espace politique européen », constate Bernard Cassen2.

 

De fait, le nouveau paysage institutionnel dessiné par la Constitution ne corrige pas fondamentalement le caractère technocratique de l’Union. La Commission y jouit toujours de prérogatives exorbitantes. Elle « veille à l’application de la Constitution ainsi que des mesures adoptées par les institutions en vertu de celle-ci. Elle surveille l’application du droit de l’Union sous le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle exécute le budget et gère les programmes. Elle exerce des fonctions de coordination, d’exécution et de gestion conformément aux conditions prévues par la Constitution. À l’exception de la politique étrangère et de sécurité commune et des autres cas prévus par la Constitution, elle assure la représentation extérieure de l’Union » (I-26-1). Par ailleurs, « un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission, sauf dans les cas où la Constitution en dispose autrement » (I-26-2). Pouvoirs législatifs, pouvoirs exécutifs et pouvoirs judiciaires se trouvent ainsi concentrés entre les mains d’une poignée d’individus.

 

Qu’importe, affirment les partisans du « oui », puisque la Commission serait dorénavant « issue du suffrage universel » (les Verts3). Il s’agit là d’une lecture fallacieuse du texte. Car si le Parlement « élit le président de la Commission » (I-20-1), c’est uniquement sur proposition du Conseil européen (I-27-1). En clair, les gouvernements proposent un candidat que les parlementaires sont priés d’avaliser. Un simple droit de veto, donc. Seule innovation : le Conseil européen doit formuler son choix « en tenant compte des élections au Parlement européen » (I-27-1). Une fois élu, le président arrête avec le Conseil la liste des autres personnalités qu’il propose de nommer membres de la Commission, liste qui est soumise « à un vote d’approbation du Parlement européen » (I-27-2). Loin d’être l’expression de la démocratie, la Commission reste bien « un aréopage irresponsable de technocrates au service des milieux d’affaires », selon la formule de Raoul-Marc Jennar4.

 

Le Parlement européen voit son pouvoir renforcé a minima, au travers de l’extension à des domaines comme l’immigration, la justice et les affaires intérieures de la procédure de codécision (I-20-1) qui oblige le Conseil des ministres et les eurodéputés à se concerter avant de prendre des décisions. Dorénavant, 95% des textes européens seront adoptés conjointement par le Parlement et le Conseil. Mais ce progrès ne peut masquer que les parlementaires ne disposent, en pratique, que d’un droit de veto sur les décisions du Conseil des ministres, à l’issue d’une procédure extrêmement compliquée (I-34-1, III-396). Au final, le Parlement n’est guère plus, sur le plan législatif, qu’une chambre d’enregistrement, la Commission conservant le monopole de l’initiative des lois (sauf dans les domaines de la coopération judiciaire en matière pénale et de la coopération policière, où un acte législatif peut être proposé par un quart des États membres, III-264).

 

La codécision, tant célébrée par les partisans du « oui », penche également fortement en direction du Conseil des ministres en matière budgétaire. Car si le Parlement vote les grandes lignes de dépenses, il est seulement consulté pour l’adoption de nouvelles recettes qui relèvent d’une décision du Conseil des ministres, qui, de fait, définit le budget : « Le Conseil statue à l’unanimité, après consultation du Parlement européen » (I-54-3). Le renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement prévu dans le projet de la Convention a été restreint par la CIG. Les parlementaires n’ont toujours pas le dernier mot sur le vote du budget annuel (III-404).

 

On mesure dès lors toute l’étendue mensongère d’affirmations comme « Le traité constitutionnel va donner au Parlement européen la capacité de prendre lui-même l’initiative des lois » (François Hollande), « La Commission va devenir le gouvernement démocratique de l’Union » (Dominique Strauss-Kahn) ou « L’assemblée de Strasbourg va devenir un vrai parlement qui investira la Commission, sera un législateur à part entière et verra ses pouvoirs budgétaires augmentés » (Jean-Pierre Bel5, sénateur socialiste). Seul organe à représenter directement les citoyens européens, le Parlement continue d’être le parent pauvre du dispositif institutionnel de l’Union. Son pouvoir de contrôle de l’exécutif reste réduit à la portion congrue. Et il ne dispose toujours pas du droit de proposer des textes législatifs. C’est pourtant une des fonctions de base de l’institution parlementaire dans une structure démocratique traditionnelle.

 

Un soupçon de démocratie

Au niveau communautaire, l’essentiel des pouvoirs reste donc aux mains d’organes non élus : la Commission, le Conseil des ministres et la Cour de Luxembourg. L’Union ne ressemble que de très loin à une démocratie.

 

Au rang des « petits pas en avant », notons que la Constitution donne de nouveaux droits aux parlements nationaux, qui auront désormais la possibilité d’intervenir s’ils constatent que l’Union agit en dehors du cadre de ses attributions. Ainsi en est-il du contrôle de la subsidiarité, tel que défini par l’article I-11-3 : « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union ». Ce progrès est toutefois très limité, la Commission pouvant maintenir son interprétation de ce qui relève ou non de ce principe, d’autant plus qu’elle « veille à l’application de la Constitution » (I-26). En cas de désaccord, un tiers des parlements nationaux pourraient introduire une action devant la Cour de Luxembourg. On imagine sans peine dans quels enlisements procéduraux un choix politique contraire à celui de la Commission risque d’être enterré. Difficile, dans ces conditions, de croire que les parlementaires seront à l’avenir mieux associés à l’élaboration et au contrôle des actes européens qu’ils ne le sont actuellement, alors que 60% des décisions législatives nationales ne sont déjà plus que du droit communautaire dérivé et que le périmètre d’intervention du droit européen ne cesse de s’étendre...

 

Autre « avancée », dont les partisans du « oui » font grand cas, l’instauration d’un droit de pétition : « Des citoyens de l’Union, au nombre d’un million au moins, ressortissants d’un nombre significatif d’États membres, peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution » (I-47-4).

 

Cette possibilité nouvelle, présentée dans le traité comme une mesure de « démocratie participative », s’apparente largement à une supercherie. Y voir un « droit d’initiative législative » (Jean-Pierre Raffarin6) ou l’émergence d’un « référendum d’initiative populaire » (Jack Lang7) est une tromperie. Affirmer que « les citoyens d’Europe, sur pétition d’un million de signatures, peuvent proposer une loi » (Daniel Cohn-Bendit et Alain Lipietz8), que la Constitution « donne à un million de citoyens le droit de présenter une loi européenne » (François Hollande9) ou qu’ « un million de citoyens pourront modifier la Constitution » (les Verts), c’est se moquer du monde.

 

Il suffit d’examiner attentivement le contenu de l’article pour s’en convaincre. Les citoyens ne peuvent qu’« inviter » la Commission à se pencher sur une question, et cette dernière, seule dépositaire du droit de proposer des lois, fait ensuite ce qu’elle veut, y compris la sourde oreille si ça lui chante. À supposer que les commissaires daignent s’emparer d’une initiative citoyenne, rien ne dit qu’elle débouchera sur une loi, puisque l’arsenal juridique de l’Union comprend des actes beaucoup moins contraignants comme la décision, la recommandation ou l’avis (I-33). Rien ne dit, de plus, que le texte de la proposition qui sera soumise par la Commission au Conseil des ministres et au Parlement reflétera fidèlement les préoccupations citoyennes. Enfin, les seuls sujets admissibles sont ceux entrant dans le cadre de « l’application de la Constitution ». « Ce qui exclut toute demande de création d’un service public de l’eau à l’échelle du continent », note judicieusement Michel Soudais10. Entre autres...

 

La Constitution introduit également « le droit d’adresser des pétitions au Parlement européen » (I-10-2), à titre individuel ou en association, « sur un sujet relevant des domaines d’activité de l’Union » (III-334). Mais si le champ de la pétition est a priori plus vaste (il peut s’agir d’autre chose que de « l’application de la Constitution »), aucune garantie sur la suite qui y sera donnée n’est énoncée.

 

À noter que la Constitution renvoie à une future loi, la définition des conditions d’exercice du droit de pétition : « La loi européenne arrête les dispositions relatives aux procédures et conditions requises pour la présentation d’une telle initiative citoyenne, y compris le nombre minimum d’États membres dont les citoyens qui la présentent doivent provenir » (I-47-4). La Commission pourrait ainsi compliquer à loisir la procédure, en exigeant, par exemple, que le million de signatures provienne d’au moins 15 États membres avec un seuil minimum de 4% par pays...

 

Loin de représenter un progrès, l’extension à vingt-sept nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée, au sein du Conseil des ministres, est porteuse de régressions démocratiques. Elle pourrait ainsi faciliter la réalisation de compromis aux dépens des citoyens, notamment en matière de politique commerciale commune (III-315), en autorisant la Commission à ouvrir à la concurrence des domaines comme la culture ou les services sociaux. À l’inverse, l’unanimité a été maintenue dans tous les domaines où des politiques volontaristes pourraient favoriser un mieux-disant social et entraver la seule régulation par le marché. Ainsi en est-il de l’harmonisation fiscale (III-171), de l’harmonisation législative, réglementaire et administrative des États membres ayant une incidence sur le fonctionnement du marché intérieur (III-173), de la protection sociale des travailleurs et de leur représentation et défense collective (III-210-3), de la politique étrangère (I-40-6), de l’environnement (III-234-2, pour ce qui touche à la fiscalité, l’aménagement du territoire et l’affectation des sols), de la lutte contre la discrimination (III-124-1) ou encore de l’extension des droits de citoyenneté de l’Union (III-129).

 

L’atlantisme en fil rouge

La modification des règles d’application de la majorité qualifiée reflète ainsi une logique purement marchande. Quand on sait que Londres, quel que soit le premier ministre en exercice, met systématiquement son veto à tout progrès en matière sociale et à toute mesure sérieuse pour lutter contre les paradis fiscaux, on comprend quel point de vue a prévalu au sein de la Convention et de la CIG. L’influence de Sir John Kerr, secrétaire général de la Convention, a été considérable : il « s’est personnellement impliqué pour que la Constitution ne s’éloigne pas trop des vues de son gouvernement », indique Alexis Dalem11.

 

Devant les Communes, le 9 septembre 2004, le ministre britannique des Affaires étrangères, Jack Straw, s’est d’ailleurs félicité de l’issue des négociations : « [...] nous avons obtenu d’excellents résultats. Le nouveau traité incorpore toutes les propositions de la Convention que nous avions accueillies favorablement [...]. Nous avons maintenant un nouveau traité qui intègre tous les objectifs que nous nous étions fixés au début du processus. » Même son de cloche dans le Livre blanc publié par le gouvernement de Tony Blair12 : le traité constitutionnel scelle la victoire de la conception britannique, libre-échangiste, de l’Europe et annonce la dissolution du « modèle européen » dans une zone euro-américaine. L’opinion est partagée par un farouche partisan du « oui » à la française, membre du bureau politique de l’UDF, l’intellectuel Jean-Claude Casanova13 : « Cette Constitution consacre le triomphe politique de la Grande-Bretagne puisqu’elle aboutit [...] à une Europe dans laquelle le Royaume-Uni serait à la fois le pivot politique parce qu’elle en aurait fixé les règles et les limites, et la charnière avec les États-Unis dont il est le voisin et parent. Dans l’Euramérique qui se profile, l’Angleterre tient un rôle central. »

 

Pourtant, on voit fleurir les déclarations contraires. « La victoire du “non” sera une victoire des USA de George W. Bush », annonce Lionel Jospin. « Ne nous y trompons pas, en cas de “non” français, c’est Bush qui serait le grand vainqueur », avertit Claude Allègre14. « Dire non, c’est apporter un soutien de plus à ce fauteur de guerre, c’est déstabiliser l’Europe et donc faire le jeu de l’impérialisme américain », renchérit Jack Lang. 

 

L’argument revient comme un refrain dans la bouche des partisans du « oui » : le rejet de la Constitution « ferait le jeu » de l’Amérique. Difficile, pourtant, de voir ce qui pourrait bien fâcher le locataire de la Maison-Blanche dans le traité, tant la volonté de s’aligner sur les critères et références de la puissance américaine y est criante. Ainsi, la politique de l’Union en matière de sécurité et de défense « respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. [...] Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre » (I-41-2, I-41-7). L’Otan, est-il besoin de le rappeler, assure la prépondérance politique et stratégique des États-Unis sur le théâtre européen15.

 

Or si l’Union affirme avoir pour objectif « la définition progressive d’une politique de défense commune » indépendante, celle-ci ne verra le jour que « dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi » (I-41-2). Autant dire jamais, tant les États membres désireux de s’affranchir de la tutelle de Washington sont peu nombreux actuellement. Le gouvernement britannique ne s’y est pas trompé : dans son Livre blanc, il se félicite qu’un texte de l’Union énonce aussi clairement que la défense européenne ne saurait exister en dehors de l’Otan16.

 

La cohérence est grande avec la « doctrine de sécurité » récemment élaborée par Javier Solana, haut représentant pour la PESC de l’Union et ancien secrétaire général de l’Otan. Adopté par le Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003, le document, intitulé « Une Europe sûre dans un monde meilleur », reprend à son compte les priorités des États-Unis, notamment concernant la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive. Les préoccupations exposées « s’approprient le débat américain depuis le 11 septembre 2001 et coïncident avec la National Security Strategy des États-Unis », estime Caroline Pailhe17. Solana y esquisse « un “axe du bien” qui s’offre en miroir à l’ “axe du mal” américain ». L’outil militaire est considéré comme un instrument ordinaire de politique étrangère. La possibilité de recourir à des actions militaires préventives n’est pas bannie du concept stratégique européen, avec toutes les interprétations possibles.

 

Le projet de Constitution européenne reflète cette inféodation aux thèses américaines. L’article I-41, paragraphe 1, indique que l’Europe peut avoir recours aux moyens militaires mis à disposition par les États membres « dans des missions en dehors de l’Union afin d’assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la charte des Nations unies ». Ces missions sont précisées à l’article III-309, paragraphe 1 : « actions conjointes en matière de désarmement », « missions de forces de combat pour la gestion des crises », « lutte contre le terrorisme », ... La palette est assez large et la formulation suffisamment floue pour justifier n’importe quel type d’intervention. Il ne s’agit plus ici de défense ou de sécurité. Sous prétexte de « lutte contre le terrorisme », l’Union pourrait intervenir dans une guerre civile et diriger militairement l’évolution du conflit en appuyant l’un ou l’autre des belligérants. En endossant le treillis de la seconde puissance mondiale, l’Europe entend jouer à l’égard du Caucase, du Moyen-Orient et peut-être même de l’Afrique du Nord le rôle que jouent les États-Unis en Amérique latine. Dans sa seule dimension militaire, le projet de traité constitutionnel est alarmant.

 

Une clause de solidarité (I-43-1) affirme le principe d’un devoir d’assistance mutuelle entre Européens, y compris par des moyens militaires, en cas de catastrophe naturelle ou de menace grave, en insistant lourdement sur les questions de terrorisme : tous les instruments seront mobilisés pour « prévenir la menace terroriste sur le territoire des États membres », « protéger les institutions démocratiques et la population civile d’une éventuelle attaque terroriste » ou encore « porter assistance à un État membre [...] dans le cas d’une attaque terroriste ».

 

Et pour se préparer à faire face aux « menaces », internes et externes, auxquelles l’Union peut être confrontée, « les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires » (I-41-3). Une obligation à rapprocher du rôle minimal dans lequel le traité entend cantonner les États membres : l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale » (I-5-1). La réduction de l’État à ses fonctions régaliennes est depuis longtemps une des antiennes du credo libéral. Le « devoir de réarmement » est, dans cette optique, parfaitement logique, tant le libéralisme économique est générateur d’inégalités et donc de troubles sociaux.

 

Des coopérations improbables

Les États membres qui le souhaitent peuvent-ils échapper au carcan ainsi mis en place ? En théorie, oui, par le biais des « coopérations renforcées » (I-44) ou « structurées » (I-41-6). Cet instrument a été conçu pour que des États membres qui désirent avancer ensemble dans un domaine particulier puissent le faire dans le cadre de l’Union, sans que d’autres pays s’y opposent. Cela pourrait théoriquement permettre la mise en place d’un embryon de moyens de défense européens non subordonnés à l’Otan. Mais les verrous sont en place : les coopérations renforcées en matière de PESC, qui doivent bénéficier de la participation d’au moins un tiers des États de l’Union, requièrent l’unanimité au Conseil des ministres pour être initiées (III-419-2). Des conditions extrêmement difficiles, voire impossibles à réunir.

 

Les États membres peuvent instaurer une « coopération renforcée » dans un domaine autre que la PESC, « dans le cadre des compétences non exclusives de l’Union » (I-44-1). Sont exclus, donc, la politique monétaire, la politique commerciale et « l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur » (I-13-1). Par ailleurs, « les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’Union » (I-44-1) et « elles ne peuvent constituer ni une entrave ni une discrimination aux échanges entre les États membres ni provoquer de distorsions de concurrence entre ceux-ci » (III-416). Ajoutons-y que la mise en place et la poursuite du processus dépendent du bon vouloir de la Commission (III-419, III-420), et on comprendra qu’il sera impossible à un groupe d’États de remettre en cause le sacro-saint principe d’un « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3) par le biais d’une coopération renforcée.

 

On est loin des affirmations péremptoires des partisans du « oui », comme cette « ode » à l’Europe signée par Pierre Mauroy18 : « Cette Constitution n’est-elle pas trop libérale ? Certainement. [...] Nous sommes dans une période dominée par le libéralisme. Mais l’Europe reste le plus beau champ de la démocratie dans le monde [...]. Il faut donc se battre pour que cette situation change. Pour y parvenir, il faut être dans l’Europe - et non en dehors - pour assurer le rassemblement des pays qui veulent aller plus loin sur la voie du progrès et de la justice sociale. Ce que le futur traité constitutionnel permet en prévoyant le développement des coopérations renforcées. » N’en déplaise à l’ancien premier ministre, la machine à broyer les acquis sociaux est solidement en place, et les coopérations renforcées n’y changeront rien.

 

Une Europe surarmée, belliqueuse, arrimée à un instrument de l’hégémonie américaine, alignée sur les orientations stratégiques des États-Unis, sous le sceau de la plus stricte orthodoxie libérale, est-ce vraiment ce à quoi les citoyens européens aspirent ?

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1 Jean-Pierre Gaillet, Robert Joumard, Rémi Thouly et Alain Lecourieux, « Dix mensonges et cinq boniments », Attac France, 26 mars 2005.

 

2 Bernard Cassen, « Europe, une Convention pour rien », Le Monde diplomatique, juillet 2003, p. 15.

 

3 « Nous, Verts, “alter-européens” », campagne pour les élections européennes, 3 mai 2004.

 

4 Raoul-Marc Jennar, « Quand l'Union européenne tue l'Europe », Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation (Urfig), septembre 2004.

 

5 Site http://www.ouisocialiste.net.

 

6 Jean-Pierre Raffarin, « Cinq raisons de voter “oui” à la Constitution européenne », Le Monde, 4 mars 2005.

 

7 « La campagne référendaire sur la Constitution et la controverse sur la Turquie », Le Figaro, 26 janvier 2005.

 

8 Alain Lipietz et Daniel Cohn-Bendit, « Une autre Europe pour une autre mondialisation », Le Monde, 20 septembre 2003.

 

9 François Hollande, « Pourquoi il faut dire oui à la Constitution européenne », Libération, 22 novembre 2004.

 

10 Michel Soudais, « Réalités du traité constitutionnel », Politis, 30 septembre 2004.

 

11 Alexis Dalem, « Pour le PS doit dire “non” », Le Monde, 26 novembre 2004.

 

12 « White Paper on the Treaty Establishing a Constitution for Europe », Presented to Parliament by the Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, September 2004.

 

13 Jean-Claude Casanova, « Constitution européenne : les aléas de la ratification », Le Monde, 25-26 juillet 2004.

 

14 Claude Allègre, « Si le non gagne, Bush gagne », Libération, 12 octobre 2004.

 

15 Paul-Marie de La Gorce, « L'Alliance atlantique, cadre de l'hégémonie américaine », Le Monde diplomatique, avril 1999, p. 4-5.

 

16 Paul Quilès, « Qui fait le jeu de George W. Bush ? », l'Humanité, 18 octobre 2004.

 

17 Caroline Pailhe, « Une Europe sûre dans un monde meilleur : un concept stratégique utile mais dangereux », Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité, 6 janvier 2004.

 

18 Pierre Mauroy, « Le PS et le référendum : “Attention au dérapage !” », Le Parisien, 9 octobre 2004.