Chapitre 4 – Des droits pas si fondamentaux
À Cologne, les 3 et 4 juin 1999, le Conseil européen décide d’élaborer une Charte qui doit « réunir les droits fondamentaux en vigueur au niveau de l’Union de manière à leur donner une plus grande visibilité et marquer leur importance exceptionnelle ». La Charte des droits fondamentaux de l’Union est proclamée lors du Conseil européen de Nice, le 7 décembre 2000. Mais elle ne faisait pas, jusqu’à aujourd’hui, partie des traités communautaires. Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe l’intègre en sa partie II et lui confère ainsi une valeur juridique contraignante.
Vitrine sociale du traité, la Charte est fréquemment mise en avant par les laudateurs du projet comme constituant une avancée notable. « Le traité intègre la charte européenne des droits fondamentaux, qui donne aux 450 millions d’habitants la meilleure protection au monde de leurs droits et libertés », entonne François Hollande1. La Charte est la déclaration des droits « la plus complète et la plus moderne à ce jour », enchérissent Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn2. Elle « consolide des droits sociaux très étendus ».
Pourtant, à y regarder de plus près, la Charte ne contient quasiment aucune avancée. Elle est même en retrait par rapport à des conventions antérieures, comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme proclamée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, et aux dispositions inscrites dans les constitutions de plusieurs États membres. Pire, alors que son statut de Charte fondamentale devrait conférer aux droits qui y sont inscrits la prééminence, elle reste subordonnée aux autres dispositions du traité : l’exercice des droits de la Charte s’efface devant les nécessités d’ « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3).
Lors du contre-sommet de Nice, en décembre 2000, le regretté sociologue Pierre Bourdieu avait fait part de sa conviction3 : « Cette charte est un trompe-l’œil. Destinée à donner l’illusion d’une “préoccupation” sociale, elle reste très floue (les droits sociaux garantis sont très vagues et ne concernent que les citoyens européens) ; elle ne s’accompagne d’aucune mesure ou dispositif contraignant. Et cela se comprend aisément. La social-démocratie convertie au néo-libéralisme ne souhaite pas cette Europe sociale. Les gouvernements socio-démocrates persévèrent dans leur erreur historique : le libéralisme d’abord, le “social” plus tard, c’est-à-dire jamais, parce que la dérégulation sauvage rend toujours plus difficile la construction de l’Europe sociale. »
Dans son préambule, la Charte expose que les peuples d’Europe « ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes » et que l’Union « se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité ».
De ces valeurs naissent des droits fondamentaux répartis en trois « corbeilles » : droits de la personne et libertés fondamentales (droits de l’Homme et droits de la procédure juridique) ; droits politiques spécifiques des citoyens de l’Union (liberté de circulation et d’établissement sur le territoire des États membres notamment) ; droits économiques et sociaux (droits afférents au travail, à la santé et à la protection sociale). Dans la Charte, les droits sont classés en six chapitres : « Dignité », « Libertés », « Égalité », « Solidarité », « Citoyenneté », et « Justice ». Un septième chapitre définit les dispositions générales.
Pour l’essentiel, les droits de la personne reprennent les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, à laquelle tous les pays de l’Union adhèrent, sans apporter la moindre nouveauté. Les droits politiques s’appuient sur le contenu des Constitutions nationales, avec des aménagements. La Charte ne reconnaît pas certains droits nouveaux pourtant en vigueur dans plusieurs pays de l’Union, comme le droit de vote et d’éligibilité des résidents étrangers non communautaires. Mais ce sont surtout les droits économiques et sociaux qui soulèvent le plus de controverses.
D’emblée, il convient de dégager ce qui, dans la Charte, ressort du « droit mou » de ce qui ressort du « droit dur ». La terminologie est primordiale. Le « droit dur » est fait d’interdictions, de contraintes et de sanctions, le « droit mou » de principes directeurs et de recommandations. Quand la Charte spécifie que « nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude » (II-65-1), c’est du « droit dur », contraignant. Quand elle stipule qu’ « un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de l’Union » (II-95), qu’ « un niveau élevé de protection de l’environnement et l’amélioration de sa qualité doivent être intégrés dans les politiques de l’Union et assurés conformément au principe du développement durable » (II-97) ou qu’ « un niveau élevé de protection des consommateurs est assuré dans les politiques de l’Union » (II-98), c’est du « droit mou » : ça n’engage à peu près à rien.
L’affleurement du « droit mou » dans le traité, notamment en matière de protection du patrimoine naturel et de droit à un environnement sain et de qualité, n’est pas anodin. « [...] les opérateurs économiques principaux (les firmes transnationales) tendent à réorganiser la régulation du système mondial conformément à leur seule logique », explique Robert Charvin, professeur de droit international4. « La régulation juridique sous une forme ou une autre [...] se réduit à n’être plus qu’un outil, parmi d’autres, du marché. ». Dans ce contexte, les droits aux contours mal définis, comme les droits de l’Homme, jouent le rôle d’instrument de déverrouillage du « droit dur », autorisant toutes les entorses au droit international classique. « Le droit politique ainsi neutralisé, les normes du droit international économique peuvent se développer plus facilement conformément à la logique de la mondialisation, c’est-à-dire selon les vœux des firmes transnationales », conclue l’universitaire.
La Charte énonce d’autres principes qui ne mangent pas de pain. Ainsi, « l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante » (II-85) et « l’Union reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle et leur participation à la vie de la communauté » (II-86). Des formules vagues qui n’offrent aucune garantie : rien dans le texte ne vient ne serait-ce qu’évoquer le moindre droit à une quelconque pension ou compensation.
Au « droit mou », la Charte vient ajouter un « droit selon ». Ainsi en est-il de l’article II-94-3 : « Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Des formulations identiques ou voisines régissent notamment le droit de négociation et d’actions collectives (II-88), la protection en cas de licenciement injustifié (II-90), le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale (II-94-1), l’accès aux soins de santé (II-95) et l’accès aux services d’intérêt économique général (II-96). Plus globalement, la Charte stipule que les droits fondamentaux qui « résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres [...] doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions » (II-112-4) et que « les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte » (II-112-6). Peut-on encore décemment qualifier de « droits » des déclarations d’intention n’ayant aucun caractère universel ? Que serait un « droit » qui ne serait garanti que là où il existe déjà, et pour la durée de son existence ?
Cette soumission aux législations nationales, qui interdit toute harmonisation vers le haut, est à rapprocher de l’article II-111-2 qui précise que la Charte « ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union ».
Autre bizarrerie, dans un texte qui n’en manque pas, la Charte, comme l’indique son préambule et l’article II-112-7, « sera interprétée par les juridictions de l’Union et des États membres en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte et mises à jour sous la responsabilité du praesidium de la Convention européenne ». Or ces explications sont égrenées dans la déclaration 12 annexée au traité. Théoriquement, cette déclaration est sans valeur juridique. Mais qu’en est-il exactement ? La référence aux explications du praesidium dans le préambule de la Charte ne leur confèrent-elles pas le même statut que le reste du texte ? La question est d’importance, car les commentaires des sages de la Convention vont parfois jusqu’à dire le contraire des articles qu’ils sont sensés éclairer.
Prenons un exemple. « Nul ne peut être condamné à la peine de mort, ni exécuté », dit la Charte (II-62-2). Ainsi bannie, la peine capitale est pourtant réintroduite par les explications notamment « pour réprimer [...] une émeute ou une insurrection » et « pour des actes commis en temps de guerre ou de danger imminent de guerre ».
Continuons. L’article II-66 stipule : « Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. » On ne saurait être plus clair. Mais une fois passé à la moulinette des explications, les choses sont beaucoup moins limpides : « Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : [...] s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond. » La formulation « fait froid dans le dos », note Rosa Moussaoui5, et semble « taillée à la mesure des pires fantasmes sécuritaires ». Les explications du praesidium légitiment aussi la privation de liberté « s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours ».
La déclaration 12 met également en pièces le « droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux » (II-72). Le praesidium précise en effet que l’exercice de ce droit est sujet aux restrictions qui « constituent des mesures nécessaires [...] à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime » et aux « restrictions légitimes » imposées par « les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ». La rédaction de ces éclaircissements a-t-elle été confiée à l’auteur du Patriot Act américain ?
Article après article, les explications, largement méconnues et sciemment soustraites au débat public, « détricotent » la Charte : l’interdiction des expulsions collectives (II-79) ne signifie nullement la fin des charters ; le droit au respect de la vie privée et familiale (II-67) peut être remis en cause pour des considérations touchant à la sécurité nationale, au « bien-être économique du pays » ou encore à la « morale » ; l’interdiction de toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les opinions politiques ou le handicap (II-81) ne concerne que les discriminations qui sont le fait des institutions de l’Union...
Les explications fournissent également un éclairage nouveau sur l’article II-111-2, qui indique que la Charte ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union. Pour ce qui concerne l’éducation, la non-discrimination, la négociation collective ou encore la sécurité sociale, « les explications visent à décharger les États comme l’Union des obligations découlant des droits énoncés », constate Rosa Moussaoui5. « Pas question, en clair, de se prévaloir de cette Charte des droits fondamentaux pour faire respecter, dans les faits, le droit de grève, le droit à une éducation gratuite, l’interdiction des discriminations [...]. »
On ne sera guère surpris d’apprendre que les explications du praesidium ont été ajoutées à la demande de la Grande-Bretagne, soucieuse d’encadrer strictement la portée juridique de la Charte.
Vers la fin des droits-créances
En France, les droits économiques et sociaux sont incarnés par le préambule de la Constitution de 1946. Ces droits se définissent, à bien des égards, comme des « droits-créances » : on considère que le citoyen a des droits parce qu’il a une créance envers l’État et que ces droits imposent à l’État et aux différents acteurs de la société des obligations. Au rang des droits-créances figurent notamment le droit au travail, le droit à l’éducation, le droit à la santé et le droit à la culture. Le préambule de la Constitution de 1946 dit ainsi : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. » Même si le droit au travail n’est pas en pratique respecté, du fait d’un haut niveau de chômage, il l’est indirectement, dans la mesure où l’État met en place des dispositifs garantissant la protection des citoyens privés de travail et l’aide au retour à l’emploi : assurance chômage, revenu minimum d’insertion, Agence nationale pour l’emploi, ... Le droit au travail étant proclamé, les pouvoirs publics, s’ils sont confrontés à l’incapacité de la société à faire respecter ce droit-créance pour tous, doivent inventer des mécanismes de réparation.
La Charte des droits fondamentaux met à mal le principe des droits-créances qui sous-tend nos systèmes nationaux. Le droit au logement se restreint à un droit de percevoir une aide au logement (II-94-3), le droit à un revenu de remplacement se transforme en un « droit d’accéder à un service gratuit de placement » (II-89) et le droit à l’éducation gratuite se réduit à une « faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire » (II-74-2), ce qui n’interdit pas de rendre l’enseignement facultatif et donc intégralement payant. « Les droits ne sont plus conçus en termes de garanties, ou de prestations à la charge de la collectivité publique et dont celle-ci doit assurer la réalisation au bénéfice des citoyens, mais comme de simples facultés que les individus peuvent éventuellement mettre en œuvre selon une logique libérale », analyse le professeur de droit public Serge Regourd6.
Le droit au travail reconnu par la plupart des constitutions des États membres, par la Déclaration universelle des droits de l’Homme et par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (ratifié par tous les États membres et entré en vigueur le 3 janvier 1976) devient ici le « droit de travailler » (II-75-1) et la « liberté de chercher un emploi » (II-75-2). Il s’agit là d’une authentique régression qui « entérine l’incapacité de l’Union européenne à promouvoir et mettre en œuvre des politiques efficaces de lutte contre le chômage », note Rosa Moussaoui7. « Cela institue le désengagement de l’Union dans ce domaine, désengagement confirmé par l’absence du moindre objectif en matière d’emploi dans les parties qui traitent de la politique économique. » Parallèlement, l’abandon du droit au travail ouvre la possibilité d’une remise en cause des indemnisations chômage. On se souvient, en France, de la tentative avortée de l’Unedic, contrôlée par le Medef, de jeter sur le pavé plusieurs centaines de milliers d’allocataires à l’occasion de l’entrée en vigueur d’une nouvelle convention en janvier 2004. Qui peut croire un instant que la droite libérale et les grands patrons ne s’appuieraient pas sur les reculs gravés dans la Constitution européenne pour encore accentuer leurs attaques contre les chômeurs et les RMIstes ?
Autre droit-créance balayé par la Charte, le droit à une protection sociale. En la matière, la Charte se cantonne à une formulation vague et restrictive : « l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux » (II-94-1) et « le droit d’accéder à la prévention en matière de santé » (II-95). On est là très en recul par rapport à la Constitution française, au Pacte de 1966 et à la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui précise que toute personne « a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ». On est aussi en deçà de la Charte sociale européenne (pendant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme en matière de droits sociaux et économiques), adoptée en 1961 et en vigueur dans 20 pays d’Europe, qui spécifie que « tous les travailleurs et leurs ayants droits ont droit à la sécurité sociale » et que « toute personne démunie de ressources suffisantes a droit à l’assistance sociale et médicale ».
La manière dont est envisagée la protection sociale est donc préoccupante. Les explications fournies par le praesidium achèveront de s’en convaincre : « La référence à des services sociaux vise les cas dans lesquels de tels services ont été instaurés pour assurer certaines prestations, mais n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe pas. » La Charte n’impose pas que l’on crée des droits sociaux quand ils n’existent pas au niveau national, elle n’interdit pas non plus qu’on les réduise voire qu’on les supprime. « Évidemment, il n’est jamais dit que la sécurité sociale doit être démantelée pour tout remettre aux assurances privées », relève Serge Regourd6. « Mais si l’on replace la Charte dans le cadre global du projet de Constitution quant au sort du service public, on est en droit de redouter que les logiques de services publics, dont le support est une conception de “droits-créances”, soient totalement remises en cause au profit de prestations privées. »
Les droits sociaux collectifs et la protection solidaire ne sont nulle part reconnus par la Charte. Une telle frilosité, interprétée à la lumière de la réduction du rôle de l’État et du démantèlement des systèmes nationaux de protection sociale, ne peut manquer d’inquiéter. Le pire est peut-être à venir, puisque la Constitution, en soumettant la fonction redistributrice des États aux exigences du libre-échangisme (partie III), menace les législations nationales garantes de ces droits sociaux. Ou quand la main droite de la Constitution « reconnaît et respecte » ce que sa main gauche s’attache à faire disparaître...
Des présences menaçantes, des absences inquiétantes
Immédiatement après le « droit de travailler » figure, dans la Charte, la « liberté d’entreprise » (II-76). Qu’hommes et entreprises se retrouvent ainsi sur un même pied d’égalité ne doit pas surprendre puisqu’il est affirmé, dès le préambule de la Charte, que l’Union « assure la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux ». On se souviendra qu’en 2002 le Conseil constitutionnel français avait annulé, en invoquant la « liberté d’entreprendre », un article de la loi de modernisation sociale du gouvernement Jospin limitant strictement la définition du licenciement pour motif économique7. L’autorité juridique avait ainsi érigé une liberté qui ne figure pas dans la Constitution en principe supérieur au droit au travail qui y est, lui, inscrit. L’élévation au rang de droit fondamental de l’Union de la « liberté d’entreprise » pourrait demain servir à justifier toutes les régressions en matière de protection sociale des salariés et de droit du travail.
Dans le même ordre d’idée, l’article II-88 introduit un droit de grève pour les « travailleurs et les employeurs ». Bien que semblant couler de source, le droit de grève des salariés n’a été maintenu que de justesse, après que Tony Blair ait exigé, et obtenu, que ce droit ne puisse pas être invoqué devant les tribunaux nationaux. Mais la principale innovation réside ici dans le droit reconnu aux patrons de faire grève. De quoi s’agit-il ? Ce ne peut être, en pratique, qu’un lock-out. Le terme est utilisé quand un employeur ferme provisoirement une entreprise pour forcer des salariés à cesser un mouvement de grève ou à renoncer à leurs revendications. Les salaires n’étant pas payés en cas de lock-out, on sanctionne, en somme, les non-grévistes pour faire pression sur les grévistes. Le mot n’a pas d’équivalent français, et pour cause : le lock-out est illégal en France, sauf cas de force majeure résultant de l’impossibilité matérielle d’assurer la continuité du travail. Pour briser des grèves, certains employeurs s’y sont essayés, mais la jurisprudence les a plusieurs fois condamnés. L’article III-210-6 du traité parle du lock-out comme d’un état de fait, tout en l’excluant du champ des actions communautaires. Autrement dit, il reste pour l’heure du domaine national. Mais une incertitude juridique demeure.
Droits flous, droits au rabais, droits exorbitants et... droits manquants. Premier des « oubliés » de la Charte, le droit à une pension de retraite. La Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée le 9 décembre 1989 par tous les États membres de la Communauté européenne à l’exception du Royaume-Uni, garantit que tout travailleur « doit pouvoir bénéficier, au moment de la retraite, de ressources lui assurant un niveau de vie décent ». Rien de tout cela dans la Charte : les mots « retraite », « retraité » ou « retraitée » n’y figurent pas une seule fois, et le droit à une pension n’est nulle part évoqué. « Pourtant », note avec malice Gérard Le Puill8, « le projet de Constitution européenne a été rédigé sous la présidence d’un illustre retraité, doté de multiples pensions. Valéry Giscard d’Estaing, outre sa fortune personnelle, peut se prévaloir d’une retraite d’inspecteur des finances, cumulée avec une retraite de parlementaire, à quoi s’ajoutent une retraite de ministre et une autre de président de la République. » Pour sa défense, le président de la Convention pourra toujours faire valoir qu’il a été « contraint » de se ranger aux positions des Britanniques soucieux de préserver leur système de retraite, l’un des plus mauvais d’Europe...
Au rang des grands absents, citons encore le droit à une allocation de chômage, le droit à un salaire minimum et le droit à un revenu minimum. On régresse de nouveau par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 qui déclare que toute personne « a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et celui de sa famille ». Ces carences de la Charte touchent particulièrement les femmes qui, en France par exemple, représentent 80% des travailleurs pauvres et sont majoritaires parmi les chômeurs non indemnisés et les bénéficiaires des minima sociaux9.
En matière de lutte contre les discriminations entre hommes et femmes, le traité commence mollement. L’Union « combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut [...] l’égalité entre les femmes et les hommes » (I-3). Les choses semblent prendre une meilleure tournure avec l’article II-81, qui stipule qu’ « est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe [...] » et surtout l’article II-83, qui spécifie que « l’égalité entre les femmes et les hommes doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération ». Faut-il pour autant se réjouir ? Certes non, car c’est loin de suffire. « L’égalité, comme l’interdiction des discriminations, figure déjà dans la plupart des législations des États, elles font l’objet de différentes conventions au niveau des Nations unies et du Bureau international du travail », note la Commission « Femmes, genre et mondialisation » d’Attac France9. « La réalité témoigne de l’écart énorme existant entre droit formel et droit réel. Or rien n’est prévu dans le traité sur les moyens que se donne l’Union pour mettre en œuvre cette interdiction. » Tout juste trouve-t-on une vague référence dans la partie III (hors de la Charte !) à une loi européenne qui « peut établir les mesures nécessaires pour combattre toute discrimination fondée sur le sexe [...] sans préjudice des autres dispositions de la Constitution » (III-124). Et, justement, la Constitution se charge elle-même de ruiner tout espoir d’harmonisation en matière de salaires : l’article III-210 indique clairement que l’action de l’Union en faveur de « l’égalité entre femmes et hommes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le travail [...] ne s’applique ni aux rémunérations [...] ni au droit de grève [...]. »
Le reste de la Charte est tout aussi défavorable aux femmes. Si le droit de se marier et de fonder une famille y est inscrit (II-69), le droit au divorce n’existe pas, pas plus que le droit à vivre sans violence. Esclavage et travail forcé sont proscrits (II-65), ainsi que les traitements inhumains ou dégradants (II-64), mais la prostitution n’est pas explicitement mentionnée. D’autres conquêtes majeures du mouvement féministe, comme le droit à la contraception et le droit à l’avortement, sont passées à la trappe. On ne manquera pas de s’en inquiéter, surtout si on se souvient des récents propos du commissaire à la Justice, aux Libertés et à la Sécurité, Rocco Buttiglione, un proche de l’Opus Dei qui voit l’homosexualité comme un péché : « La famille existe pour permettre à la femme d’avoir des enfants et d’être protégée par son mari. » Enfin, pour compléter le tableau, ajoutons-y l’article II-62-1 (« Toute personne a droit à la vie ») qui, en l’absence de toute définition de ce qui constitue le commencement de la vie, semble taillé sur mesure pour satisfaire les lobbies anti-avortement. L’article II-112 du traité précise que le sens et la portée des articles de la Charte sont les mêmes que ceux que leur confère la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme lorsqu’ils correspondent à des droits garantis par cette convention. La jurisprudence actuelle tend à considérer que le droit à la vie inscrit dans la Convention européenne ne s’applique pas au fœtus. Pour combien de temps ?
La conception rétrograde des droits des femmes manifestée par la Charte est à mettre en parallèle avec l’absence totale de référence à la laïcité et l’inclusion de plusieurs dispositions favorables aux religions, que d’aucuns attribuent au travail de lobbying de la très influente Commission épiscopale de la Communauté européenne10. Ainsi, quand la Constitution de 1958 stipule que « la France est une république [...] laïque [qui] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction [...] de religion », le traité indique que « l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier » avec les églises et les communautés religieuses (I-52), au rang desquelles figure l’Église de Scientologie en Suède, et que toute personne a droit à « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé » (II-70-1). Pourra-t-on demain, en s’appuyant sur cet article, demander l’abrogation de la loi sur le port des signes religieux dans les établissements scolaires votée en France en 2004 ? Le principe de la laïcité est-il menacé ? Le Conseil constitutionnel, en jugeant la Charte compatible avec la Constitution française, a estimé suffisantes les garanties contenues dans la norme européenne. Pourtant, le Bureau d’information du Parlement européen indique que la « jurisprudence est susceptible d’évoluer, que le juge de Luxembourg pourrait avoir sa propre interprétation de l’article II-70, de sorte qu’il est difficile aujourd’hui d’affirmer l’impossibilité absolue d’un éventuel conflit de droit et encore moins son issue ».
La Constitution européenne remet ainsi en cause le principe d’une Europe laïque, seul cadre possible pour une cohabitation paisible entre croyants et non croyants. Et elle « réduit à néant des siècles de luttes pour la séparation de l’Église et de l’État », note Raoul-Marc Jennar11. « En ces temps où renaissent les intolérances religieuses consécutives aux efforts de reconquête des espaces publics par les religions, la Constitution proposée consacre cette régression. »
Un tout petit supplément d’âme
Intégrée au traité constitutionnel, la Charte acquiert une valeur juridique contraignante et devient le texte de référence de l’Union en matière de droits fondamentaux. Par ce fait même, elle dévalue les autres textes en vigueur, notamment la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, la Charte sociale européenne de 1961, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 et la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 198912.
L’Union n’adhère pas à ces conventions antérieures qui garantissent les droits sociaux collectifs, mais adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (I-9) qui ne les reconnaît pas. La Charte opère ainsi un repli considérable, notamment en matière de droits du travail. À titre d’exemple, on se référera avec profit à la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui énonce, pour toute personne, le « droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (article 23) et le « droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires » (article 25). La portée de la Charte a été jugée à ce point limitée par les juges du Conseil constitutionnel qu’elle n’impose aucune révision de la Constitution française en cas de ratification du traité.
L’article II-111-1 précise que les dispositions de la Charte « s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Si la Cour de Luxembourg, attachée à la primauté du droit communautaire sur les droits constitutionnels nationaux, pourrait être tentée d’en élargir l’application, elle n’est pour l’heure le protecteur des droits de la Charte que dans la double limite des compétences de l’Union et de la mise en œuvre du droit de l’Union. Par ailleurs, l’article II-112-5 spécifie qu’aucun des principes et droits énoncés dans la Charte ne peut être invoqué devant le juge et que seuls peuvent l’être les actes législatifs qui en découleraient éventuellement. Les droits fondamentaux de l’Union n’ont de fondamentaux que le nom.
Plus globalement, la Charte malmène trois grands principes du droit :
· l’indivisibilité des droits, qui accorde la même valeur aux droits civils et politiques qu’aux droits économiques et sociaux (droits sociaux non reconnus, renvois aux législations nationales, ...) ;
· l’universalité des droits, qui implique que les droits soient reconnus à tous (certains droits politiques et économiques sont réservés aux résidents ou aux seuls citoyens de l’Union) ;
· la justiciabilité des droits, qui permet de sanctionner leur violation (valeur juridique de la Charte incertaine, droits mous, ...).
Le peu de crédit que l’on peut encore apporter à la Charte après un examen attentif des droits qui y sont inscrits s’évapore définitivement à la lecture de l’article II-112-2 : « Les droits reconnus par la présente Charte qui font l’objet de dispositions dans d’autres parties de la Constitution s’exercent dans les conditions et limites y définies. » Les explications du praesidium précisent d’ailleurs que « des restrictions peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché ». La Charte, est-il également précisé, « ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution » (II-111-2). Contredisant son statut de texte fondamental, elle reste donc subordonnée aux autres dispositions du traité, caractérisées par un libéralisme échevelé. On comprend dès lors que les droits fondamentaux doivent s’effacer devant la nécessité de traiter la politique économique « comme une question d’intérêt commun » (III-179-1), « dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-178). Et puisque « la Commission surveille l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les États membres pour déceler les erreurs manifestes » (III-184-2), on peut légitimement se demander si le gardien du temple monétariste européen ne poussera pas demain la logique dominante jusqu’à faire entrer les politiques sociales des pays de l’Union dans la catégorie des « erreurs manifestes »13.
« Que la Charte des droits fondamentaux corresponde à la volonté d’insuffler un “supplément d’âme” à la stricte logique du marché unique européen, et vise ainsi à conférer quelque légitimité politique et sociale à celui-ci, ne fait guère de doutes », estime Serge Regourd6. Mais la vitrine sociale du traité est mal achalandée. Mise en avant par les partisans du « oui » comme étant de nature à contrebalancer l’orientation libérale de l’ensemble, l’alouette de la Constitution a elle aussi un sérieux goût de cheval.
Charte : mot fondamental du vocabulaire médiéval, qui désignait un acte consignant des droits et privilèges concédés par les puissants.
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1 François Hollande, « Mes dix raisons de dire oui », Le Parisien, 16 novembre 2004.
2 Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn, « Il faut ratifier le projet de Constitution européenne », Le Monde, 3 juillet 2004.
3 Pierre Bourdieu, « Sur Nice », Le Passant ordinaire, nº 33, février-mars 2001.
4 Robert Charvin, « Régulation juridique et mondialisation néolibérale », Actualité et Droit International, janvier 2002.
5 Rosa Moussaoui, « La face cachée de la Constitution », l'Humanité, 14 décembre 2004.
6 Rosa Moussaoui, « Une conception des droits purement libérale », l'Humanité, 25 octobre 2004.
7 Rosa Moussaoui, « Un “supplément d'âme” à la logique du marché et de la concurrence », l'Humanité, 25 octobre 2004.
8 Gérard Le Puill, « Un oubli lourd d'arrière-pensées », l'Humanité, 9 février 2005.
9 « Au nom des droits des femmes, non à cette Europe là », Commission « Femmes, genre et mondialisation », Attac France, octobre 2004.
10 Gilles Suchey, « Articles I-52 et II-70 : Giscard fait l'épître », Cuverville, 21 mars 2005.
11 Raoul-Marc Jennar, « Quand l'Union européenne tue l'Europe », Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation (Urfig), 31 août 2004.
12 Alain Lecourieux, « L'illusion des droits fondamentaux dans la Constitution européenne », Attac France, 19 décembre 2004.
13 Raoul-Marc Jennar, « Europe : la trahison des élites », Fayard, 2004.