Chapitre 5 – Voués aux gémonies (du marché)
Question d’un journaliste à Valéry Giscard d’Estaing : « La Constitution consacre-t-elle l’Europe libérale, comme le disent ses adversaires, ou marque-t-elle des avancées sociales, comme répondent ses partisans ? » Réponse : « On entend dire beaucoup de bêtises par des gens qui ne devraient pas en dire. Une Constitution n’est pas plus ou moins sociale. Elle fixe les règles du jeu. Elle ne définit pas de ligne politique, heureusement ! Aux institutions de mener ensuite la politique de leur majorité, de centre gauche si telle est la dominante du Parlement, de centre droit dans le cas inverse. » Pas de ligne politique ? Valéry Giscard d’Estaing n’y va pas avec le dos de la cuiller1. Oublie-t-il que la troisième partie de la Constitution européenne, celle-là même qu’il avait sciemment soustraite à l’attention des conventionnels, s’intitule justement « Les politiques et le fonctionnement de l’Union » ?
Manifestement, l’ancien président n’a guère envie que les projecteurs se braquent sur certaines strates de « sa » Constitution. Il n’y a pas lieu pour les électeurs, explique-t-il, de se pencher trop étroitement sur le programme politique de l’Union1 : « Je me permets de leur donner un conseil amical. Dans la Constitution, la partie institutionnelle, ce sont les soixante premiers articles. [...] Ils indiquent la manière dont l’Europe doit fonctionner. C’est cela qu’il faut lire. En une heure et demie, toute personne qui a suivi sa scolarité obligatoire peut le faire. Le reste figure pour des raisons juridiques. La Charte des droits fondamentaux, adoptée en 2000, constitue la deuxième partie. [...] Une troisième partie reprend ce qu’on appelle l’acquis communautaire, c’est-à-dire tout ce que l’Europe a décidé jusqu’ici [...]. »
Titillé par l’objectif affiché par l’Union d’un « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2) et d’une économie de marché « hautement compétitive » (I-3-3), l’électeur impudent, conscient qu’en cas de ratification l’ensemble des dispositions du traité acquerrait valeur constitutionnelle, passera outre les bons conseils du néo-académicien pour s’aventurer dans la jungle de la partie III. Même s’il éprouvera le plus grand mal à s’y frayer un chemin, il n’aura guère de peine à dessiner les contours de ce qu’on essaye de lui faire avaler sous couvert d’ « acquis communautaire » : le commerce et le marché portés aux nues, l’économie et le social sabordés. La concurrence y tient lieu de politique dans tous les domaines : l’emploi, l’industrie, l’énergie, l’agriculture, le tourisme, les services, ... Liés par des décisions communautaires qui interdisent toute forme d’harmonisation sociale et fiscale par le haut, privés de tous les instruments de régulation économique ou industrielle (emprunts, déficit, protection douanière, aides publiques, ...), les États, dans une Europe élargie à 25 où les disparités salariales et sociales sont colossales, sont encouragés à adopter des stratégies de dumping social et fiscal. Pour rester « compétitifs », ils n’ont d’autre choix que de réduire la fiscalité et les prélèvements sociaux, donc les dépenses publiques, livrant ainsi des domaines entiers aux affres de la concurrence débridée. L’harmonisation du monde du travail est abandonnée au fonctionnement du marché, avec pour conséquences inévitables les délocalisations, les chantages de toute sorte, l’extension de la précarité, la fin du droit du travail et la généralisation du « salarié Kleenex ».
Notre électeur verra dans ce catéchisme néolibéral l’avènement de ce que l’économiste Jacques Généreux, professeur à Sciences-Po, appelle une « société de marché »2 : « Dans une “société de marché”, toutes les activités humaines sont régies par la loi de la compétition marchande, alors que l’existence d’une économie de marché est parfaitement compatible avec le fait de soustraire un certain nombre d’activités humaines à ces lois. À l’intérieur même de l’économie de marché, des activités peuvent relever de la logique capitaliste, de la recherche du profit, étant entendu que d’autres sphères d’activités doivent être exclues du marché, lorsqu’elles relèvent de l’intérêt général. Ce traité, lui, va très précisément dans le sens d’une société de marché, en définissant une multitude de moyens qui poussent à l’extension de la sphère marchande à toutes les activités. »
Éclairé de la sorte, notre électeur comprendra dès lors parfaitement pourquoi le Medef, le grand patronat européen, Nicolas Sarkozy et ses amis de l’UMP, Pascal Lamy, Tony Blair et le New Labour britannique, Silvio Berlusconi et tout ce que l’Europe compte de libéraux et sociaux-libéraux soient d’enthousiastes partisans du « oui ». Une ratification du traité leur permettrait d’atteindre un double but3 :
· faire avaliser rétrospectivement, d’un bloc, toutes les politiques libérales en vigueur, telles qu’égrenées dans la troisième partie de la Constitution (primat de la concurrence, privatisation des entreprises publiques, libéralisation des services, ...), sur lesquelles les citoyens n’ont quasiment jamais été consultés ;
· rendre ces politiques doublement irréversibles, par un habile tour de passe-passe, en leur donnant un statut constitutionnel d’une part et en bloquant toute possibilité de révision future par la grâce de la règle de la triple unanimité d’autre part.
S’ils parvenaient à rendre caduque toute possibilité de mettre en œuvre des politiques alternatives, le magicien Giscard et l’ensemble de la classe politico-médiatique auraient réussi un formidable coup d’État démocratique.
Au commencement il y avait... le marché. Ce psaume mériterait de figurer en préambule de la Constitution européenne. Car le libre fonctionnement du marché n’est pas seulement promu au rang de valeur fondamentale de l’Union, il en est l’objectif central, auquel toutes les autres préoccupations humaines, sociales, économiques et environnementales sont subordonnées. L’unique ligne politique suivie par les institutions européennes est claire : « respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (I-3-2, III-177, III-178, III-185, III-246, III-279).
À lui seul, le marché intérieur monopolise 47 articles de la partie III (III-130 à III-176). Il « comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation, des personnes, des services, des marchandises et des capitaux est assurée » (III-130-2). Cette libre circulation, érigée au rang de liberté fondamentale de l’Union (I-4-1), est une véritable obsession des rédacteurs du traité. Si des dérogations peuvent être accordées pour tenir compte des différences de développement entre pays, « elles doivent avoir un caractère temporaire et apporter le moins de perturbations possible au fonctionnement du marché intérieur » (III-130-4). Concrètement, toute politique structurelle d’harmonisation est donc interdite. Si une perturbation a « pour effet de fausser les conditions de la concurrence dans le marché intérieur », la Commission ou un État membre peut saisir la Cour de justice, sans passer par la procédure de saisine normale, plus lente (III-132). La Cour de justice statue alors à huis clos.
Le primat de la libre concurrence est tellement absolu que « les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre » (III-131). On confine là au ridicule : en cas de conflit, il faut protéger le marché, mais rien n’indique qu’il faille protéger les populations. Rien, d’ailleurs, n’oblige à tout mettre en œuvre pour éviter le déclenchement des hostilités et son inévitable cortège de souffrances. Et la formulation de l’article est suffisamment vague pour que le recours aux moyens militaires pour empêcher qu’un marché national ne soit court-circuité par des troubles sociaux ne soit exclu.
Article après article, la Constitution européenne organise, ad nauseam, la suprématie du marché sur le pouvoir économique et politique.
L’industrie ? « L’Union et les États membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie de l’Union soient assurées. À cette fin, conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels, leur action vise à [...] accélérer l’adaptation de l’industrie aux changements structurels [...] » (III-279-1). Et pour ceux qui croient encore qu’un recentrage social est possible après l’adoption du traité : « La présente section ne constitue pas une base pour l’introduction, par l’Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés » (III-279-3).
La politique sociale ? Elle doit tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » et, de ce fait, l’harmonisation des systèmes sociaux est laissée « au fonctionnement du marché intérieur » (III-209).
La recherche ? L’action de l’Union vise à créer un espace européen de la recherche pour, notamment, « favoriser le développement de sa compétitivité » (III-248-1). Elle encourage les entreprises, les centres de recherche et les universités « dans leurs efforts de recherche et de développement technologique de haute qualité » et soutient les efforts de coopération permettant aux entreprises « d’exploiter les potentialités du marché intérieur à la faveur, notamment, de l’ouverture des marchés publics nationaux [...] et de l’élimination des obstacles juridiques et fiscaux à cette coopération » (III-248-2). La recherche fondamentale est totalement ignorée.
L’agriculture ? Elle entre dans le champ du marché intérieur (III-226-1) et « les règles prévues pour l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur sont applicables aux produits agricoles » (III-226-2). La politique agricole commune a pour objectif premier « d’accroître la productivité de l’agriculture » (III-227-1). Pour atteindre cet objectif, une organisation commune des marchés agricoles est établie qui prend la forme de « règles communes en matière de concurrence » et d’ « une organisation européenne du marché » (III-228-1). Le maintien de l’emploi agricole et la protection de l’environnement ne sont jamais évoqués.
L’énergie ? La politique de l’Union dans ce domaine vise « à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie » (III-256). Par ailleurs, « les mesures affectant sensiblement le choix d’un État membre entre différentes sources d’énergie » sont prises à l’unanimité du Conseil des ministres (III-234-2). Il paraît donc illusoire que l’Union décide de promouvoir des énergies non polluantes.
La coopération judiciaire en matière civile ? L’Union légifère « notamment lorsque cela est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur » (III-269-2).
Le tourisme ? L’action communautaire vise notamment à promouvoir « la compétitivité des entreprises de l’Union dans ce secteur » (III-281).
L’environnement ? La politique de l’Union dans ce domaine « vise un niveau de protection élevé » (III-233-2), ce qui n’engage à rien, et les mesures adoptées « doivent être compatibles avec la Constitution » (III-234-6), c’est-à-dire avec le sacro-saint principe du « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3-2).
La protection des consommateurs ? L’Union peut établir des dispositions qui « doivent être compatibles avec la Constitution » (III-235-4) pour « assurer un niveau élevé de protection des consommateurs » (III-235-1). Les mesures prises le sont « en application de l’article III-172 dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur » (III-235-2). Or que dit l’article cité ? Que si un État « estime nécessaire de maintenir des dispositions nationales justifiées par des exigences importantes » relatives à la protection de la santé, par exemple l’interdiction d’importation du maïs transgénique en vertu du principe de précaution, il en notifie la Commission (III-172-5) qui peut rejeter la demande si elle constitue « un moyen de discrimination arbitraire », « une restriction déguisée dans le commerce entre États membres » ou « une entrave au fonctionnement du marché intérieur » (III-172-6). Si un danger est avéré et que la Commission ne s’oppose pas à la dérogation demandée, il n’est toutefois pas question de demander aux autres États membres de modifier leurs dispositions nationales pour mieux protéger leurs citoyens (III-175-2). En clair, si c’est pour éliminer des distorsions de concurrence ou assurer le bon fonctionnement du marché, alors on peut forcer tout le monde, mais si c’est pour le bien public, alors là on ne force personne.
Le marché et la libre concurrence constituent l’alpha et l’oméga du socle ultralibéral de l’Union.
Services publics ? Connais pas !
Fruit du « pacte républicain » de 1945, le préambule de la Constitution française soustrait un certain nombre d’activités à la logique du marché et du profit et proclame les droits-créances qui s’y rapportent : droit à l’éducation, à la santé, à la culture, au travail, au logement, à un minimum de moyens d’existence... Ainsi constitutionnalisés, ces droits fondamentaux exigent des pouvoirs publics qu’ils en garantissent le service et l’égalité d’accès pour tous. La collectivité, gardienne de l’intérêt général, a une obligation générale d’y consacrer les moyens nécessaires. La notion de service prend le pas sur des considérations de rentabilité et de concurrence. C’est la base du service public tel qu’il s’est développé un peu partout en Europe et qui est devenu, au fil du temps, un instrument essentiel de cohésion sociale.
Puisque la Charte des droits fondamentaux remet en cause la logique des droits-créances, il n’est pas interdit de s’inquiéter du sort que le traité réserve aux services publics dont ils sont le support. Pourtant, dans les rangs des partisans du « oui », il est de bon ton d’affirmer que la Constitution sacralise, à l’échelle européenne, la « notion française de service public » (Pierre Moscovici). Ainsi Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn soutiennent que le traité place « l’accès aux services publics [...] au sommet de l’ordre juridique européen » et qu’il « affirme leur caractère fondamental et le fait que les règles européennes, notamment en matière de concurrence, ne sauraient faire obstacle à l’accomplissement et au financement public de leurs missions »4. Des propos auxquels font échos les arguments du numéro un du PS, François Hollande, pour qui « ce texte est le premier traité européen à consacrer une existence juridique autonome aux services publics [...] reconnus comme étant l’instrument incontournable de la “cohésion sociale” dans l’Union européenne »5.
Qu’en est-il exactement ? Une première constatation s’impose : si le projet giscardien traite des services publics tels que nous les comprenons, ce n’est pas sous ce vocable (exception faite d’une unique référence au « remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public », III-238, et de la mention d’un « service public de radiodiffusion » en annexe). Le terme de service public tel que nous l’entendons est en effet, peu ou prou, banni du langage communautaire. Les eurocrates, soucieux de neutraliser la charge symbolique du mot « public », lui préfèrent la notion de « service d’intérêt économique général » (SIEG). Est-ce blanc bonnet et bonnet blanc, comme aiment à le dire les tenants du « oui » ? Ou ne s’agit-il que d’un « glissement sémantique » sans conséquence ?
En l’absence de toute définition de ce qu’est un SIEG dans le traité, les citoyens en seront réduits aux conjectures. Ils seront surtout livrés aux vents dominants, à moins de se pencher sur l’abondante littérature de la Commission européenne. La lecture du « Livre blanc sur les services d’intérêt général » publié au printemps 2004 se révèle à cet égard tout à fait édifiante. L’expression « services d’intérêt économique général », y apprend-on dans l’annexe réservée aux définitions terminologiques, « se réfère aux services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général ». Le terme et celui plus général de « service d’intérêt général » (qui englobe les services non marchands) « ne doivent pas être confondus avec l’expression “service public” », est-il explicitement mentionné. En effet, il ressort des documents de la Commission que les pouvoirs publics ne peuvent créer un SIEG que si la preuve est apportée que le marché ne fournit pas le service attendu et si le dit SIEG se conforme aux règles de la concurrence. Ces services sont donc seulement tolérés à titre dérogatoire et exceptionnel. Le Livre blanc dit d’ailleurs qu’ils peuvent être prestés par des acteurs du privé : « Le fait que les fournisseurs de services d’intérêt général soient publics ou privés n’a pas d’importance dans le droit communautaire ; ils jouissent de droits identiques et sont soumis aux mêmes obligations. » On se situe là à des années-lumière d’une conception de services publics comme mode d’exercice de la souveraineté nationale et comme mode de satisfaction des droits-créances.
Les dispositions de la Constitution européenne sont parfaitement en phase avec l’idée que se fait la Commission des « services publics ». Alors que les SIEG figurent parmi les valeurs communes de l’Europe dans le traité de Nice, ils n’apparaissent ni dans les valeurs ni dans les objectifs de l’Union tels que les conçoit le projet de nouveau traité. La défense de l’intérêt général n’a pas été jugée digne d’apparaître au rang des missions de l’Union, contrairement au développement d’ « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (I-3). La notion de SIEG est mentionnée une première fois dans la Charte, à l’article II-96 : « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union. » Cet article, comme le confirment les explications du praesidium, n’implique en aucun cas la création de SIEG lorsqu’ils n’existent pas. Il ne fait aucunement référence à l’égalité d’accès pour tous et aux biens communs de l’humanité (eau, énergie, ressources naturelles, biodiversité, ...) au cœur des notions de service public6. Il ignore les mécanismes de « péréquation » et de « mutualisation » par lesquels les régions les moins rentables bénéficient malgré tout de services de bonne qualité.
L’organisation des SIEG, renvoyée aux « législations et pratiques nationales » (rien n’est prévu à l’échelle européenne), est cadrée par un opportun « conformément à la Constitution ». Cette précision invite à se reporter à l’article III-122 : « Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général [...], l’Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions [...]. » Mais il ne suffit pas de reconnaître des droits, encore faut-il qu’ils puissent être exercés. « Or cet article renvoie à une hypothétique loi européenne qui, seule, lui donnera sa traduction concrète », écrit Michel Soudais7. « Celle-ci dépendra du bon vouloir de la Commission, dont on connaît l’acharnement en matière de démantèlement des services publics. » Voir en l’article III-122 « une base juridique pour les services publics » (François Hollande8) est donc pour le moins hardi, pour ne pas dire totalement mensonger.
Les affirmations des partisans du « oui » sont d’autant plus contestables que l’existence des SIEG est conditionnée (c’est le sens du « sans préjudice » dans l’article III-122) par les dispositions des articles I-5, III-166, III-167 et III-238. Qu’y trouve-t-on ? Que les fonctions essentielles de l’État sont surtout les fonctions régaliennes (I-5) et que les entreprises chargées de la gestion de SIEG « sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence » (III-166). Certes, ce dernier article comporte une clause de survie (« dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ») qui empêche pour l’heure que les SIEG ne soient totalement privatisés, mais qui est immédiatement annulée par la réaffirmation d’un principe de fond : « Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. »
Plus loin, on apprend que « sauf dérogations prévues par la Constitution, sont incompatibles avec le marché intérieur [...] les aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » (III-167-1), à l’exception de celles « qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public » (III-238). Une formulation qui semble signifier que l’État peut accorder des subventions publiques à un opérateur privé quand celui-ci remplit une mission de service public qui n’est pas rentable (« servitudes »), comme desservir une petite ville isolée pour une entreprise de transport. En clair, là où c’est rentable, le privé empoche les bénéfices, mais là où ça ne l’est pas, le public est prié d’éponger. Privatiser les gains, socialiser les pertes, on connaît la chanson.
Qu’il s’agisse des règles de la concurrence ou des aides de l’État, la Constitution européenne reprend à la lettre, concernant les SIEG, l’ensemble des dispositions libérales des traités actuels, en leur donnant une valeur constitutionnelle. Ces dispositions ont servi de point d’appui, depuis deux décennies, à l’offensive continue contre les services publics et inspiré les directives européennes sur la libéralisation. Soumettre les services publics à la concurrence et à des impératifs de rentabilité financière conduit immanquablement à leur dépérissement. Les pays d’Europe en ont fait l’amère expérience dans les domaines de l’électricité, de l’eau, de la poste, des télécommunications ou encore du transport ferroviaire.
Dans l’esprit communautaire, les SIEG relèvent d’une dérogation à la concurrence, érigée en horizon indépassable pour l’organisation économique de la société. Cette logique vise à livrer au marché tous les secteurs qui lui échappent encore, potentiellement très rentables puisque les gros investissements ont déjà été faits par les États appuyés sur les finances publiques. Une aubaine...
Loin de renforcer les services publics, le traité constitutionnel grave dans le marbre les mécanismes qui permettent de les détruire.
Au-delà des seuls services publics, le traité constitutionnel s’attache à préparer la libéralisation de l’immense secteur des services. La libre circulation des services figure, rappelons-le, au rang des libertés fondamentales de l’Union (I-4). L’article III-145 en donne une définition très large : « Aux fins de la Constitution, sont considérées comme services, les prestations fournies normalement contre rémunération [...]. » Aucun des services publics (à l’exception de ceux qui découlent des fonctions « essentielles » de l’État, c’est-à-dire ses fonctions judiciaire et sécuritaire) n’est, rappelons-le, véritablement gratuit : on paie son billet de train ou son ticket de bus, une partie des frais hospitaliers est à la charge du patient, l’inscription en faculté est payante, ... Ils rentrent donc dans le champ plus large de la dérégulation des activités de service.
S’ensuit une série d’articles fixant le cadre et les « limites » de l’exercice. L’article III-144 indique que « les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation » et que la loi peut étendre le bénéfice de ces dispositions « aux prestataires de services ressortissants d’un État tiers et établis à l’intérieur de l’Union ». Et comme les sociétés « sont assimilées [...] aux personnes physiques » (III-142, III-150), toutes « les restrictions à la liberté d’établissement » des prestataires de services « sont interdites » (III-137). Le prestataire doit pouvoir exercer son activité, dans l’État où le service est presté, « dans les mêmes conditions que celles que cet État impose à ses propres ressortissants » (III-145). La réalisation de la libéralisation de tel ou tel service est renvoyé à une future loi-cadre européenne (III-147-1). Et les États membres sont priés de faire du zèle (III-148) : ils « s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne [...]. La Commission adresse aux États membres intéressés des recommandations à cet effet. »
Les activités visées en priorité par la Commission concernent « les services qui interviennent d’une façon directe dans les coûts de production ou dont la libéralisation contribue à faciliter les échanges de marchandises » (III-147-2). La quasi-totalité des services publics est donc en première ligne. Quant aux domaines des transports (III-236), des télécommunications (III-246) et de l’énergie (III-256), ils sont désormais des « marchés ouverts et concurrentiels », dont le traité constitutionnalise la libéralisation et la privatisation.
Ces dispositions donnent à l’Europe, en matière de libéralisation des services, une feuille de route très claire. Elles visent manifestement à faciliter la transcription d’un futur AGCS en droit européen, en contournant au passage la résistance de certains pays comme la Belgique qui renâclent à mettre en œuvre les privatisations demandées par l’Organisation mondiale du commerce.
L’ouverture à la concurrence n’est pas le seul des chevaux de bataille de l’OMC à accéder au rang de norme constitutionnelle, loin s’en faut. La partie III prend même par instants l’aspect d’un simple « copié/collé » des statuts de l’organisation internationale. Ainsi en est-il de l’article III-292-2 qui stipule que l’Union définit et mène des politiques communes afin « d’encourager l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international ». Et pour faciliter cette intégration et contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial », l’Union concoure « à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres » (III-314). Tout cela, bien sûr, « dans l’intérêt commun ».
Ce dernier article, qui inscrit le marché intérieur européen dans le marché global, constitue un exemple spectaculaire de l’orientation idéologique d’ensemble du traité. La Banque mondiale reconnaît pourtant, à l’issue d’une étude portant sur trente et un pays et les vingt dernières années, que la libéralisation des investissements ne provoque pas leur augmentation9. La suppression des restrictions aux investissements répond donc simplement à une demande des milieux d’affaires, qui voudraient ne plus se sentir entravés dans leurs activités par les législations fiscales, sociales et environnementales des pays où ils investissent. En englobant les « investissements étrangers directs » (investissements effectués en vue d’acquérir un intérêt durable dans une entreprise domiciliée dans un autre pays) et en visant le démantèlement de tous les obstacles aux échanges (c’est le sens du « et autres », qui peut recouvrir aussi bien les droits et libertés fondamentaux que les normes sociales, environnementales et de santé publique), l’article III-314 va beaucoup plus loin que le traité de Nice. Il marque, surtout, le retour par la grande porte de l’Accord multilatéral sur l’investissement répudié en 1998.
À cela il convient de rajouter la libre circulation des capitaux, liberté fondamentale de l’Union (I-4) que l’article III-156 vient opportunément renforcer : « [...] les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites. » Même le Parlement, autrement dit les élu(e)s des peuples souverains, se voit enjoindre de s’efforcer à « réaliser l’objectif de libre circulation des capitaux entre États membres et pays tiers, dans la plus large mesure possible [...] » (III-157-2). Des dérogations à la « libéralisation des mouvements de capitaux » sont possibles (III-157-3), mais elles nécessitent l’unanimité du Conseil des ministres. Autant dire qu’elles sont hautement improbables. En clair, la Constitution européenne interdit les taxes globales comme la célèbre taxe Tobin. Que dire dès lors de l’initiative d’un Jacques Chirac présentant aux Nations unies, le 20 septembre 2004, un plan de lutte contre la faim financé par des taxes globales ?
Autre conséquence de l’article III-156, l’abandon de toute velléité de lutte contre les paradis fiscaux à l’intérieur de l’Union. Or comme l’indique l’article IV-440-4, « le présent traité s’applique aux territoires européens dont un État membre assure les relations extérieures ». Selon une estimation conservatrice (la définition étant floue), au moins dix pays de l’Union abritent des paradis fiscaux ou sont eux-mêmes considérés comme tels (Chypre, Luxembourg, Malte). La France en compte plusieurs : Monaco, Andorre, Saint Bart, Saint Martin, ...
Le projet de traité ne comprend pas de disposition relative au contrôle, au plan européen, des établissements et marchés financiers. L’Europe n’a pourtant pas été épargnée par les scandales financiers ces dernières années, mais fait l’économie d’une réflexion. La City de Londres et les autres places financières restent des citadelles inexpugnables, hors d’atteinte de la justice d’un autre pays dans le cadre de l’entraide judiciaire. La lutte contre la criminalité dans ses dimensions transfrontalières ne revêt aucun caractère obligatoire (« la loi-cadre européenne peut établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions », III-271). De plus, les mesures contre « la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, le trafic illicite de drogues, le trafic illicite d’armes, le blanchiment d’argent, la corruption [...] et la criminalité organisée » doivent être prises à l’unanimité. L’Union ne montre donc pas une volonté farouche d’agir contre ces « désagréments » qui ne perturbent pas le marché. Et peu importe que le blanchiment, la corruption et la fraude fiscale privent massivement les pouvoirs publics de moyens financiers. Petite curiosité : « le présent traité ne s’applique aux îles anglo-normandes et à l’île de Man que dans la mesure nécessaire pour assurer l’application du régime prévu pour ces îles [...] » (IV-440-6). Nouvel avatar de l’influence britannique ?
L’article III-315 chapeaute l’édifice commercial communautaire. La politique commerciale commune y est définie, dans une conception très extensive : c’est l’ensemble des règles de procédure relatives aux opérations commerciales extérieures, englobant toutes les relations de type économique avec le reste du monde. C’est un des domaines de compétence exclusive de l’Union (I-13). En tant que tel, « seule l’Union peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants » (I-12-1). C’était déjà largement le cas dans le domaine commercial, cela devient maintenant la règle générale.
Les négociations commerciales, notamment dans le cadre de l’OMC, « sont conduites par la Commission, en consultation avec un comité spécial désigné par le Conseil » (III-315-3). Ce fameux « comité spécial », composé de hauts fonctionnaires des États membres et de la Commission, est la continuation de l’actuel Comité 133 (du nom de l’équivalent de l’article III-315 dans le traité d’Amsterdam). C’est sans doute le lieu de société le plus opaque de l’ensemble institutionnel européen. Des choix de société fondamentaux s’y décident quotidiennement, dans le plus grand secret. Dans le grand troc des ouvertures à la concurrence, notamment dans le cadre de l’AGCS, la liste des demandes et des offres de libéralisation est constituée au sein du Comité 133. Dans aucun pays les citoyens ne sont consultés ni même informés, contrairement aux représentants des multinationales qui sont aux premières loges. Ni les parlements nationaux, ni le Parlement européen n’ont voix au chapitre. Quand on veut assécher le marais, on ne prévient pas les grenouilles, dit le dicton populaire.
Les conclusion des accords négociés par la Commission échoit au Conseil des ministres. Toutes les matières gérées par l’OMC et celles qu’on y ajoutera seront traitées à la majorité qualifiée. À cette règle sont formulées plusieurs exceptions (III-315-4). L’unanimité reste de mise pour l’adoption d’un accord international portant sur le commerce de services, les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et les investissements étrangers directs, « lorsque cet accord contient des dispositions pour lesquelles l’unanimité est requise pour l’adoption de règles internes ». Une concession fort limitée, tant l’unanimité, au niveau interne, est de plus en plus restreinte par les traités successifs, Constitution incluse. L’unanimité est également maintenue dans les domaines des services culturels, des services sociaux, de l’éducation et de la santé, mais la nouvelle formulation fait en réalité disparaître l’essentiel de la protection actuelle. Les décisions sont ainsi prises à la majorité dans le domaine des services culturels et audiovisuels, sauf si les « accords risquent de porter atteinte à la diversité culturelle et linguistique de l’Union ». Il en est de même dans le domaine des services sociaux, d’éducation et de santé, sauf si les « accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national ». Le filet de sécurité est on ne peut plus mince. Car comme l’a bien expliqué le commissaire au Commerce Pascal Lamy, la charge de la preuve est inversée10 : c’est au Conseil des ministres de faire la preuve de l’existence d’une menace s’il veut user de l’unanimité contre une proposition de la Commission dans ces domaines et, au sein du Conseil, aux États s’estimant menacés de convaincre la majorité des autres. À en juger par le flou de la définition des menaces possibles, rien n’est acquis. D’autant plus que le pays qui tentera de faire barrage sera accusé de remettre en cause un accord commercial déjà bouclé par le négociateur unique de la Commission... Dans ces conditions, il faut être bigrement gonflé pour prétendre, comme le font de nombreux partisans du « oui », que le traité sauvegarde l’ « exception culturelle ».
Quand on lit sous la plume de Dominique Strauss-Kahn que « le traité ne dit rien sur les orientations politiques que l’Europe doit prendre à l’OMC »11, on se pince pour être sûr de ne pas avoir rêvé.
Rien de nouveau sous le soleil de Maastricht
La Constitution giscardienne consacre le triomphe absolu des dogmes monétaristes. La Banque centrale européenne (BCE), qui devient une institution de l’Union à part entière, échappe à tout contrôle : « elle est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances » (I-30-3) et ni elle ni aucun des membres de ses organes de décision « ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme » (III-188). Sa mission prioritaire est de « maintenir la stabilité des prix » (I-30-2). Sans préjudice de cet objectif, elle peut aussi « soutenir les politiques économiques générales dans l’Union, conformément au principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (III-177), qui favorise « une allocation efficace des ressources » (III-178). Elle ne s’interdit pas non plus d’agir hors de son champ de compétence, pour surveiller la rigueur budgétaire et salariale des États membres et favoriser la flexibilité du marché du travail.
Le « noyau dur » du traité de Maastricht est donc ici repris. Il est surtout pérennisé dans le cadre d’une politique prédéterminée sur laquelle les citoyens ne pourront plus influer par la voie des urnes. Les conséquences de la mission première confiée à la BCE sont très bénéfiques pour les détenteurs de capitaux et désastreuses pour les salariés. Lutter contre l’inflation est indispensable à une économie de « rentiers » qui privilégie la spéculation financière. De plus, il n’y a que deux leviers pour doper les exportations : agir sur le taux de change pour rendre ses produits plus attractifs, ou baisser les coûts de production en s’attaquant aux salaires et aux conditions de travail. La priorité absolue donnée au maintien d’une monnaie forte ne laisse ouverte que cette deuxième option. Lorsque les États-Unis jouent la baisse du dollar face à l’euro pour doper leurs exportations, comme c’est le cas actuellement, la seule réponse de l’Europe pour garantir « une économie sociale de marché hautement compétitive » (I-3-3) consiste à baisser les salaires, diminuer les impôts et les charges patronales et augmenter le temps de travail sans compensation.
Aucune constitution au monde ne verrouille à ce point le champ de la politique économique et monétaire. Même les États-Unis, soi-disant bastion du néolibéralisme, mènent des politiques budgétaires et monétaires keynésiennes pour soutenir la croissance et l’emploi et mener une politique industrielle et de recherche active et agressive. La Réserve fédérale américaine n’est pas aussi indépendante que sa consœur : le Congrès américain peut intervenir pour faire augmenter ou diminuer les taux d’intérêt, et il ne s’en prive pas. Rien de tout cela en Europe, où la BCE a le pouvoir unilatéral d’imposer sa politique aux États, de les obliger à réduire les impôts ou à revoir à la baisse l’indemnisation du chômage. « Aucune autorité ne peut la sanctionner, aucune majorité ne peut la contrôler », constate Paul Alliès, professeur de science politique12. « Cette indépendance est renforcée par la structure même de la zone euro qui n’a ni exécutif politique, ni Parlement souverain qui pourraient exercer un contre-pouvoir. » Si la Constitution vient à être adoptée, les libéraux les plus radicaux auront réalisé leur vieille utopie : soustraire la décision économique au pouvoir du législateur et placer l’économie hors de portée de la sphère politique.
L’Europe organise, par ce traité, son impuissance économique. Les États membres sont dans l’impossibilité de conduire une politique budgétaire efficace puisque le Pacte de stabilité est maintenu. La procédure en cas de « déficits publics excessifs », qui confine au harcèlement, est décrite dans l’article III-184, plus long, à lui seul, que l’ensemble des articles traitant de la politique de l’emploi de l’Union (III-203 à III-208). La Commission surveille la dette publique des États pour « déceler les erreurs manifestes ». S’ils ne respectent pas la « discipline budgétaire », la BCE peut les menacer d’un durcissement de la politique monétaire. Cette rigueur implique une renonciation aux politiques budgétaires de soutien de l’activité et aux dépenses d’investissements publics. De plus, la camisole de force imposée par la BCE au plan national n’est pas compensée par des politiques européennes. En effet, le budget de l’Union est plafonné à 1,27% du PIB (20% pour le budget fédéral américain), et cela ne peut être modifié qu’à l’unanimité des 25. Les déficits sont interdits (I-53-2) et le budget « est intégralement financé par des ressources propres » (I-54-2), impliquant que l’Union n’a pas le droit d’émettre des emprunts (III-181-1). Toute politique de relance structurelle est donc interdite et le financement de grands projets est impossible.
On mesure dès lors la vacuité de l’objectif affiché de tendre au « plein emploi » (I-3-3), objectif d’ailleurs bien vite abandonné au profit de la « réalisation d’un niveau d’emploi élevé » (III-205-1). Ces formulations pourraient laisser croire à une volonté de réduire le chômage, mais il n’en est rien. Elles n’ont pas le même sens dans la bouche d’un tenant du libéralisme que dans celle du commun des mortels. Pour en trouver une définition, il faut se référer aux « lignes directrices de l’emploi » auxquelles il est énigmatiquement fait question à l’article III-206 et mettre, une fois de plus, le traité de côté pour se pencher sur la littérature communautaire.
Chaque année, depuis 1997, la Commission propose (et le Conseil des ministres adopte) des lignes directrices en matière d’emploi dont les États membres doivent tenir compte dans leurs politiques de l’emploi. « Les lignes directrices tracent un ensemble parfaitement libéral et éminemment figé », relève Attac13. La stratégie libérale de l’emploi consiste à viser un taux de chômage dit « naturel » ou « optimal » qui stabilise l’inflation et maximise le profit des entreprises. La mesure la plus courante du taux de chômage « naturel » est le Nairu (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment). Inventé et imposé par l’idéologie ultra-libérale, le Nairu part du principe qu’une certaine dose de chômage est souhaitable, car elle permet de minimiser les revendications salariales de ceux qui ont du travail. Pour ses adeptes, la seule manière de faire régresser le chômage consiste à « améliorer l’offre », c’est-à-dire à faire baisser le salaire minimum, réduire les allocations chômage, renforcer les obligations de tous ordres pour les chômeurs, les obliger à occuper des emplois déqualifiés, payés en dessous de leurs compétences ou éloignés de leur lieu de vie, et baisser les charges sociales patronales.
« Améliorer l’offre » et débarrasser le marché du travail de ses « rigidités », voilà sur quoi se penche le seul article du traité explicitant un peu le type de politique de l’emploi encouragé par l’Europe. L’article III-203 dit ainsi que l’Union et les États membres s’attachent « à promouvoir une main-d’œuvre qualifiée, formée et susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie », en vue d’atteindre les objectifs d’une économie « hautement compétitive » et « un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée ». Une vision des choses parfaitement cohérente avec les « lignes directrices de l’emploi » de l’Union. « On y trouve inscrites les attaques contre les acquis sociaux vécues ces dernières années, depuis le recul de l’âge de retraite, l’accroissement de la flexibilité au nom de la compétitivité des entreprises, les tentatives de “réformes des conditions trop restrictives de la législation du travail” qui empêchent d’embaucher et de licencier au gré des besoins des entreprises, la promotion de la diversité des contrats de travail, notamment en matière de temps de travail, jusqu’aux attaques contre les minima sociaux et l’indemnisation du chômage », poursuit Attac13. « C’est toute cette ligne politique qui est contenue dans la simple référence faite dans la Constitution aux lignes directrices de l’emploi. »
La stratégie libérale de l’emploi vise aussi l’accroissement de la main d’œuvre. D’une part, cela représente un potentiel de croissance économique et une source de profits. D’autre part, la baisse de la natalité risque d’entraîner une pénurie de main d’œuvre qui aurait pour conséquence une impossibilité de financer les retraites et, suivant la loi de l’offre et de la demande, une hausse des salaires, perspective insupportable pour les libéraux. Les « lignes directrices de l’emploi » lorgnent ainsi vers les femmes. L’égalité des chances entre les hommes et les femmes en est un des piliers, mais elle a été vidée de son contenu progressiste pour devenir un instrument au service de la logique libérale13. Un exemple significatif est celui du travail de nuit, où, au nom de l’exigence d’égalité, les conditions de travail des femmes ont été alignées sur celles des hommes, par le bas. Se profilent d’autres menaces du même acabit, concernant notamment l’alignement de l’âge de départ à la retraite et la suppression des dispositifs familiaux. Pour « favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale », on préconise la diversification des contrats en terme de temps de travail. L’égalité des chances est utilisée pour légitimer toujours plus de flexibilité, généraliser le temps partiel et, au final, dégrader le statut des emplois pour tous. Cette vision utilitariste bénéficie surtout aux entreprises : c’est une voie royale pour affaiblir la norme du temps complet et des contrats à durée indéterminée, et ouvrir la voie à l’individualisation totale des contrats de travail, pour la plus grande satisfaction du Medef et de ses nervis.
À l’exclusion de toute harmonisation...
Même s’il se trouve encore quelques partisans du « oui » pour prétendre que la Constitution serait idéologiquement neutre, la plupart croit plus juste de reconnaître l’évidence, tout en soutenant que les principes libéraux ont dans le traité des contrepoids, sous la forme de politiques plus proches des aspirations des sociaux-démocrates que la libre concurrence. Or ce qui compte vraiment, en droit et dans les faits, c’est la hiérarchie des finalités. Pas une seule fois dans le texte il n’est fait allusion au fait que l’exercice de la libre concurrence et le fonctionnement du marché peuvent être amendés au nom de l’emploi, de la réduction des inégalités, de l’amélioration de la qualité de vie, de la cohésion sociale, du développement des biens publics ou de la protection de l’environnement.
Ainsi si l’article III-209 énonce que l’Union et les États membres ont pour objectifs « l’amélioration des conditions de vie [...], une protection sociale adéquate, le dialogue social [...], et la lutte contre les exclusions », c’est pour immédiatement ajouter, sans la moindre ambiguïté, que l’action doit tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union » et que le « marché intérieur [...] favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». Une harmonisation par le bas, cela va sans dire. Pour les questions touchant notamment aux conditions de travail et à l’égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail, la loi européenne « peut établir » (aucune obligation) des « prescriptions minimales applicables progressivement » (pas question de voir grand), en évitant toutefois « d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises » (III-210-2). On n’attend donc pas de miracle dans ces domaines. Pour d’autres questions, c’est pire : l’unanimité du Conseil des ministres est requise pour ce qui concerne « la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs », « la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail », « la représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs [...] » et « les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers [...] » (III-210-3). Il faut ajouter à cela les domaines qui ne relèvent pas des compétences de l’Union, comme les rémunérations et le droit de grève (III-210-6). Autant de domaines, donc, où il sera impossible de conclure un accord. L’unanimité du Conseil en matière d’harmonisation sociale conduit à la concurrence entre États membres et au dumping social.
Il est facile de comprendre que, dans ces conditions, la reconnaissance des partenaires sociaux (III-211, III-212) n’a aucune portée pratique. Qui, de toute façon, pourrait croire que dans l’état actuel du rapport de forces social en Europe une simple reconnaissance des partenaires sociaux pourrait conduire à l’établissement d’un quelconque contrat social européen ? Cela est d’autant plus évident que le traité balaye par avance toute velléité d’harmonisation en matière sociale. L’article III-210-2 le dit très clairement : « La loi ou loi-cadre européenne peut établir des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres [...], à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres. » L’expression « à l’exclusion de toute harmonisation » est d’ailleurs un des tubes de la Constitution giscardienne. Elle apparaît notamment, dans la partie III, quand sont abordées la lutte contre toute discrimination fondée sur le sexe, la race, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle (III-124-2), les actions dans le domaine de l’emploi (III-207), l’intégration des ressortissants des pays tiers en séjour régulier (III-267-4), la prévention du crime (III-272), l’amélioration de la santé, la protection de la santé publique et la lutte contre les grands fléaux (III-278-5) ou encore la politique industrielle (III-279-3).
Et après le dumping social institutionnalisé par la délégation au marché intérieur de l’harmonisation sociale, c’est le dumping fiscal que le traité pérennise. Aucune mesure n’est prévue concernant l’imposition directe (III-170). Seule est mentionnée la possibilité d’une harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires et autres impôts indirects, « pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence » (III-171). Mais le vote au Conseil des ministres se fait à l’unanimité, c’est-à-dire jamais tant que l’Angleterre et l’Irlande seront autour de la table. Pourtant, entre la France et l’Irlande, on voit que la concurrence n’est pas « libre et non faussée » : le taux d’imposition des profits des entreprises est de 36% d’un côté, de 12,5% de l’autre. Pour toute réponse, le traité s’en remet une fois de plus au marché, avec pour conséquence que le taux d’imposition des bénéfices baisse partout (République tchèque, Hongrie, Allemagne, Italie, Pologne, Portugal...), « attractivité » oblige, et augmente nulle part. C’est l’habituel nivellement par le bas, la baisse systématique des recettes publiques ayant pour répercussion la réduction des services publics. Qu’on songe, dès lors, que le taux d’imposition des bénéfices non distribués en Croatie, futur adhérent de l’Union, est de... 0% pour les gros investissements dans des entreprises de plus de 75 salariés, et ne dépasse pas 7% pour des investissements et des entreprises plus modestes...
À l’inverse, les domaines de compétence exclusive de l’Union sont ipso facto des domaines où l’harmonisation entre les États membres est totale. On pense en particulier à l’union douanière, à l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, à la politique monétaire et à la politique commerciale commune (I-13-1). De plus, « la loi ou loi-cadre européenne établit les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur » (III-172), le Conseil statuant à la majorité qualifiée.
Le bilan de ce tour d’horizon est particulièrement clair : la Constitution européenne renforce l’harmonisation pour tout ce qui touche au marché intérieur, à la concurrence et à la politique commerciale, et elle exclut toute harmonisation en matière de fiscalité, d’emploi et de pratiques sociales14. Les domaines fiscal et social sont d’ailleurs doublement verrouillés par l’obligation du vote à l’unanimité du Conseil. Une différence de traitement reconnue par nul autre que le Commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy15 : « Le texte est déséquilibré. Les politiques allant dans un sens libéral seront beaucoup plus faciles à mettre en œuvre que celles allant dans le sens de la solidarité. »
Avec cette constitution, les gouvernements sont privés de tous les instruments de politique économique. Dans un marché intérieur où la compétition est de plus en plus vive, avec des pays où la main-d’œuvre qualifiée est payée 4 à 5 fois moins cher qu’en Europe occidentale, les États n’ont d’autre choix que de rationner les dépenses publiques sociales, de réduire la fiscalité et de s’engager dans une course effrénée à la baisse du coût du travail. Le traité crée les conditions optimales pour qu’ils se livrent une concurrence sauvage et mettent en place, dans les domaines soustraits à l’harmonisation législative de l’Union, un climat plus que favorable au monde des affaires.
Laissons le mot de la fin à Georges Debunne, ancien président de la Confédération européenne des syndicats16 : « Rien d’étonnant à ce que cette Constitution européenne ait été saluée avec “euphorie” par des chefs d’État et de gouvernements de droite. Ils se sont débarrassés des obligations sociales. [...] Cette Constitution européenne [...] ne permet plus aux partis progressistes de faire adopter des lois de progrès social. Par contre, le renforcement des règles de la concurrence et des critères drastiques du Pacte de stabilité donne tout pouvoir aux partis de droite de jouer le dumping social et fiscal, de soutenir le capitalisme sauvage et l’exploitation sans limites des travailleurs par des sous-statuts, des bas salaires et la généralisation du travail intérimaire, sans obligation d’assumer les risques de la vieillesse, du chômage et de la maladie. Le retour au XIXe siècle ! »
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1 Valéry Giscard d'Estaing, « Votez “oui” pour vos enfants », Ouest-France, 30 mars 2005.
2 Jacques Généreux, « Les dangers de l'avènement d'une “société de marché” », l'Humanité, 25 mars 2005.
3 Déclaration du Conseil d'administration d'Attac France, 12 décembre 2004.
4 Bertrand Delanoë et Dominique Strauss-Kahn, « Il faut ratifier le projet de Constitution européenne », Le Monde, 3 juillet 2004.
5 François Hollande, « Pourquoi il faut dire oui à la Constitution européenne », Libération, 22 novembre 2004.
6 Rosa Moussaoui, « Services publics ou services d'intérêt économique général », l'Humanité, 13 décembre 2004.
7 Michel Soudais, « Réalités du traité constitutionnel », Politis, 7 octobre 2004.
8 François Hollande, « Mes dix raisons de dire oui », Le Parisien, 16 novembre 2004.
9 Raoul-Marc Jennar, « Ces accords que Bruxelles impose à l'Afrique », Le Monde diplomatique, février 2005, p. 10.
10 Pascal Lamy, « Un combat gagné », Le Figaro, 15 juillet 2003.
11 Dominique Strauss-Kahn, « Oui ! Lettre ouverte aux enfants d'Europe », Grasset, 2004, p. 97.
12 Paul Alliès, « Pourquoi, comment il faut dire non à la Constitution européenne », septembre 2004.
13 « Au nom des droits des femmes, non à cette Europe là », Commission « Femmes, genre et mondialisation », Attac France, octobre 2004.
14 Alain Lecourieux, « La Constitution européenne interdit toute alternative politique véritable au libéralisme », Attac France, 9 janvier 2005.
15 Pascal Lamy, Journal du Dimanche, 12 octobre 2003.
16 Georges Debunne, « Cette Constitution européenne est dangereuse ! », déclaration du 12 juillet 2003.