Chapitre 6 – Le missile Bolkestein

 

Ça s’appelle le PPO. Acronyme d’une nouveau parti politique ? Produit dopant pour cycliste en mal de victoire ? Rien de tout cela. Le PPO, alias « principe du pays d’origine », est la nouvelle arme de destruction massive des thuriféraires du libéralisme à la sauce européenne. L’idée est simple : permettre à un prestataire de services d’un État membre d’exercer son activité dans un autre pays de l’Union en étant soumis non pas aux législations en vigueur dans le pays hôte mais à celles du pays où il est établi. En pratique, une entreprise polonaise du bâtiment pourrait envoyer ses ouvriers travailler sur un chantier en France sur la base de la législation polonaise (code du travail, droits sociaux, conditions de sécurité, ...), sans autorisation préalable d’exercer sur le sol français ni contrôle possible par l’Inspection du travail française.

 

Officiellement, il s’agit de « faciliter l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires de services ainsi que la libre circulation des services ». Pour ses partisans, le PPO est le sésame qui fluidifiera le marché des services à l’échelle européenne, dopera la compétitivité et l’emploi, fera baisser les prix et améliorera l’offre de services proposée aux consommateurs. En réalité, ce mécanisme, innovant mais parfaitement dans la logique néo-libérale à l’œuvre au sein de l’Union, est une incitation légale aux délocalisations vers les pays où règnent les moins-disants en matière d’exigences sociales, fiscales et environnementales. C’est la porte ouverte à une dérégulation aveugle qui donne carte blanche aux entreprises et à un nivellement par le bas des acquis sociaux, à coup de dumping en tout genre (pressions sur le temps de travail, sur les protections sociales, sur les salaires, sur les conditions de travail, ...), et des protections des consommateurs.

 

Il faudrait être bien naïf pour croire à une coïncidence entre l’émergence du PPO et l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux membres effectif depuis le 1er mai 2004. « Le principe du pays d’origine, explique Raoul-Marc Jennar, chercheur auprès de l’ONG Oxfam Solidarité, n’est intéressant que dans la mesure où l’élargissement crée deux espaces au sein de l’Europe : un espace composé de pays qui connaissent encore – même si on ne sait pas pour combien de temps – des règles de droit dans le domaine fiscal, social et environnemental d’une part et, d’autre part, un espace qui, suite aux pressions intenses du FMI, de la Banque mondiale et de l’Union européenne, a été reformaté selon les principes néolibéraux avant d’entrer dans l’Union. » Il est dès lors facile de comprendre pourquoi les dirigeants européens se sont empressés d’élargir l’Union avant toute tentative d’harmonisation sociale par le haut : ils comptent sur la mise en œuvre du PPO pour tirer vers le bas toutes les législations sociales européennes. « Si certains doutent encore que la Commission travaille d’abord pour les groupes de pression des milieux d’affaires, ils en ont ici une éclatante démonstration », ajoute Raoul-Marc Jennar1.

 

L’absence de contrôle induite par la mise en application du PPO ouvre un boulevard à toutes les dérives mafieuses. À une époque où la criminalité en col blanc n’a jamais été aussi forte et où les malversations des dirigeants d’entreprises se multiplient, alors que le crime organisé s’est largement implanté dans les pays nouvellement entrés dans l’Union, comme la Commission européenne l’avait elle-même constaté dans son évaluation des candidats à l’élargissement, on imagine sans peine les facilités que l’abandon d’exigences minimales en matière d’encadrement des activités commerciales peut offrir à ceux pour qui le mot « éthique » est une grossièreté.

 

Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord disait : « La mafia n’est pas étrangère dans ce monde ; elle y est parfaitement chez elle, elle règne en fait comme le modèle de toutes les entreprises commerciales avancées. » La Commission européenne a-t-elle décidé de donner un coup de pouce à la criminalisation rampante de l’économie ? Toujours est-il que le PPO est la clé de voûte du projet de libéralisation des services au sein de l’Union européenne. Adoptée par la Commission le 13 janvier 2004, la directive « relative aux services dans le marché intérieur » entend établir « un cadre juridique général en vue d’éliminer les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services au sein des États membres ».

 

Entrepreneurs « détachés »

Le concepteur de ce brûlot, passé à la postérité, est l’ancien commissaire européen au Marché intérieur, Frits Bolkestein. Le parcours politique de ce champion du libéralisme vaut qu’on s’y arrête un instant. En novembre dernier, une émission de télé hollandaise rapportait les propos de l’ancien président du groupe Akzo (chimie) : « Dans les années 70, le monde hollandais des entreprises a délégué ses représentants au monde politique afin d’exercer une influence sur le climat politique. Frits Bolkestein, Rudolf de Korte et Hans van den Broek, ont été parachutés à La Haye [siège du gouvernement néerlandais] respectivement par Shell, Unilever et Akzo. » L’évolution des choses sous l’ère socialiste, ajoute l’ancien grand patron, causait du souci au monde des affaires2. Après seize ans de bons et loyaux services pour Shell, Bolkestein s’en est donc allé prêcher la bonne parole à La Haye, devenant plusieurs fois ministre (comme de Korte et van den Broek), avant de rallier Bruxelles après un passage à la tête de l’Internationale libérale (qui regroupe les partis libéraux et sociaux-libéraux).

 

À lire la pensée politique de leur poulain, les patrons néerlandais ne doivent pas regretter leur choix. Morceaux choisis :

·    « L’agenda sur lequel les chefs d’États européens se sont mis d’accord à Lisbonne en mars 2000 était encombré d’objectifs supplémentaires, comme la cohésion sociale et le développement durable. Il doit être dégraissé. »

·    « Le fameux modèle européen, que personne n’est capable de définir, est responsable des taux de chômage élevés en France, en Allemagne et ailleurs. Ne soyons donc pas si guindés quand nous nous tournons vers l’Amérique, en nous croyant supérieur au soi-disant modèle anglo-saxon de capitalisme de casino, parce qu’il fournit énormément d’emploi à beaucoup de monde. »

 

En 2000, à un moment où onze des quinze gouvernements de l’Union étaient dirigés ou co-dirigés par des socialistes, le Sommet européen de Lisbonne a défini l’objectif suprême : faire de l’Europe « l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde », en accordant notamment « une priorité très élevée sur le plan politique à l’élimination des obstacles législatifs et non législatifs aux services dans le marché intérieur ». En visant l’achèvement du marché intérieur par son extension aux services, qui représentent autour de 70% du PIB de l’Union et près de 65% de l’emploi, la directive Bolkestein s’inscrit directement dans cette optique.

 

Sont visés tous les services, à l’exception de ceux couverts par une autre directive et donc déjà ouverts au marché (transports, télécommunications et services financiers) et des services « fournis gratuitement et directement par les pouvoirs publics ». Une définition hyper restrictive qui n’écarte, dans les faits, que les fonctions régaliennes de l’État, police, armée et appareil judiciaire (mais pas les avocats). En clair, de nombreux services publics entrent dans le champ d’application de la directive : l’enseignement, les activités culturelles et les services publics locaux sont bien entendu concernés, mais également la santé et le système de couverture des soins de santé. En livrant ainsi des secteurs entiers aux affres de la guerre économique, dans une logique purement marchande et de manière irréversible, la directive torpille le débat balbutiant sur l’avenir des services publics en Europe.

 

Alors que les élargissements successifs de l’Union ne cessent de creuser les écarts entre les réalités sociales et économiques en présence, la Commission rompt avec une pratique constante, jusque là, de la construction européenne, pratique érigée en quasi doctrine officielle : l’harmonisation volontariste par la loi-cadre. La directive Bolkestein entend englober tous les services dans une démarche « horizontale » de libéralisation, sans plus chercher à édicter au préalable, secteur par secteur, une série de règles, de valeurs et de normes communes.

 

Réformer pour démanteler

Le commissaire Bolkestein fustige la « paperasserie qui étouffe la compétitivité », les « règles tatillonnes », les « contraintes disproportionnées » et les « entraves administratives » qui compliquent inutilement la tâche des entreprises exportatrices au sein de l’Union. Les législations et réglementations nationales sont, pour lui, « archaïques, pesantes et en contradiction avec la législation européenne ». Il convient donc, martèle-t-il dans la novlangue chère aux libéraux, de « réformer » pour « moderniser ». Mais il s’agit surtout, sous couvert de modernisation, de démanteler des dizaines d’années d’acquis sociaux et démocratiques. Car les « entraves » et autres « obstacles » pointés du doigt sont le plus souvent des dispositions prises par les pouvoirs publics pour éviter que le secteur des services ne devienne une jungle où seule compte la recherche de la rentabilité et du profit : garantie de l’accès de tous au service, respect de normes minimales en matière de qualité de service, conformation au Code du travail, respect des accords tarifaires, bonne gestion des deniers publics, contrôle des pratiques sociales...

 

La règle, au sein de l’Union, veut que les décisions doivent être prises « au plus près des citoyens ». En clair, l’Union s’efface quand son action ne peut être plus efficace qu’une action menée au niveau national, régional, voire local. Ce principe, dit de subsidiarité, est inscrit dans le droit communautaire. Mais la Commission n’en a cure. Dans un rapport à l’origine de la proposition de directive services, elle s’en prend au « pouvoir discrétionnaire des autorités locales » qui « pénalise le commerce des services ». Une remise en cause de l’autonomie régionale, sous prétexte de simplification administrative, qui fait bondir Raoul-Marc Jennar3 : « Cette agression contre les pouvoirs locaux, les plus démocratiques, les plus proches des gens, de la part d’une Commission européenne dont la légitimité démocratique est plus que douteuse, est totalement intolérable. S’en prendre aux services publics communaux comme le fait la proposition de directive, c’est s’en prendre à la démocratie locale et à la capacité opératrice des pouvoirs publics locaux. »

 

La directive Bolkestein dresse par ailleurs une effarante litanie d’« exigences interdites » auxquelles un État membre, en vertu du PPO et en application du principe de non-discrimination, ne peut subordonner l’exercice d’une activité de services sur son territoire. Un exemple : l’article 16-3, point h, interdit « toute exigence affectant l’utilisation d’équipements qui font partie intégrante de la prestation de service ». En application de cette interdiction, les pouvoirs publics français ne pourraient ainsi s’opposer à l’utilisation sur un chantier, par un prestataire polonais, d’échafaudages plus ou moins bricolés pour l’occasion en invoquant ses propres normes de sécurité. Ils ne pourraient pas plus exiger le port d’équipements homologués pour des travaux de désamiantage prestés par une société lituanienne. Le rôle de contrôle étant dévolu à l’État d’origine du prestataire, dont on voit mal quel intérêt il aurait (sans parler de la difficulté...) à vraiment contrôler une activité qui profite à ses ressortissants et fait du bien à sa balance commerciale, il s’agit là d’un véritable pousse-au-crime.

 

Pavillons de complaisance

Travail de nuit, salariés entassés dans des logements insalubres, accident du travail, contremaître travaillant 72 heures par semaine pour 1 000 euros par mois, cahier des charges non respecté, tel est le triste bilan de l’affaire Constructel. En 2004, France Télécom a eu recours à ce sous-traitant, filiale française d’un groupe portugais, pour la partie Travaux Publics de ses chantiers en France. Les ouvriers portugais, prêtés par la maison mère, étaient payés aux salaires en vigueur au Portugal4. Une pratique rigoureusement interdite par la législation européenne : quelles que soient la nationalité des travailleurs et celle de l’entreprise qui les emploie, le droit du travail et la protection sociale en vigueur dans le pays où s’effectue le travail doivent être respectés.

 

Bénéficier à la fois des infrastructures et du marché d’un pays riche et des bas salaires d’un pays pauvre, à la manière des pavillons de complaisance chers aux armateurs, tel est le rêve des industriels européens. À première vue, la directive Bolkestein ne répond pas à leurs attentes : les travailleurs détachés doivent bénéficier du « noyau dur de règles minimales impératives concernant les conditions de travail ». Cette formulation semble faire barrage au « dumping social », à une course aux bas salaires et à une dégradation des conditions de travail. Mais la réalité est plus complexe, et pour plusieurs raisons.

 

D’abord, seuls le salaire minimum et la durée de travail maximum sont applicables aux salariés détachés, pas les autres règles du droit social, qu’elles soient issues du Code du travail ou des conventions collectives. Une protection bien inférieure à celle des autres salariés, donc, mais aussi une position de subordination induite par la dépendance à l’entreprise employeuse en matière de droit de séjour. Le prestataire a ainsi toute liberté de ne pas respecter ses obligations et de contourner les règles sociales, d’autant plus que les possibilités concrètes de contrôle sont réduites.

 

Ensuite, la Sécurité sociale, selon la directive Bolkestein, doit être régie par le PPO. Un salarié détaché en France percevra donc bien le salaire minimum net français mais ses cotisations sociales seront calculées selon les normes en vigueur dans son pays. Il coûtera donc moins cher à son employeur, et notamment aux agences d’intérim considérées comme des prestataires de services. Une société d’intérim slovaque pourra ainsi fournir à volonté aux entreprises françaises de la main d’œuvre 30 ou 40% moins cher qu’un salarié français.

 

Enfin, il ne faut pas oublier que c’est le pays d’origine qui est supposé vérifier la situation des salariés détachés, qui ne feront l’objet d’aucune déclaration dans le pays destinataire. Il suffit d’examiner la situation actuelle, où les contrôles, bien qu’étant menés par les services du pays où le service est presté, sont bien souvent difficiles voire carrément impossibles faute de moyens, pour comprendre que le projet de directive rend encore plus illusoire le respect des normes sociales et donc encore plus facile leur contournement par les entreprises. Qui, demain, s’assurera que notre société d’intérim slovaque, plus soumise à l’obligation préalable d’agrément, respecte les conditions sociales et salariales françaises ? Qui vérifiera qu’elle comptabilise correctement les heures de travail de ses salariés ? Qui pourra dire si l’intégralité du salaire a été versée sans que les frais d’hébergement, comme cela est fréquent, aient été décomptés ? Sous prétexte de limiter la « paperasserie », la directive Bolkestein aura atteint son but réel : mettre en miettes le droit du travail et revenir aux pratiques semi-esclavagistes qui avaient cours au XIXe siècle. Une modernisation aux relents décidément bien passéistes...

 

Interdictions maximum, État minimum

La directive Bolkestein traite de la même façon tous les services, qu’ils soient d’intérêt général ou non. Elle ne tient aucun compte d’exigences particulières indispensables dans certains secteurs en termes de santé, de sécurité, d’égalité d’accès, de financement ou de soustraction aux règles de la concurrence. Et s’il est dit qu’il n’est « pas question de toucher à la liberté des États membres de définir ce qu’ils considèrent comme étant d’intérêt général et comment ces services doivent fonctionner », la proposition impose, dans les faits, de sévères limitations à la faculté des États à réguler le marché des services dans l’intérêt des consommateurs et des salariés : l’intérêt général, subordonné à des critères impératifs, n’est plus une condition suffisante, la Commission s’arrogeant le droit de démanteler toutes les mesures qu’elle considérerait comme incompatibles avec l’exercice de la libre concurrence.

 

Le mécanisme des « exigences interdites », les dispositions relatives au PPO et la disparition des restrictions nationales à l’établissement ouvrent la voie au renforcement du centralisme technocratique européen et, a contrario, à l’État minimum. Impossible, dorénavant, de définir au niveau national des orientations fondamentales dans l’organisation de la politique d’enseignement, de la politique de santé, de la politique culturelle et des politiques visant à permettre l’accès de tous à des services essentiels.

 

Le dépouillement des pouvoirs publics serait particulièrement patent dans le domaine de la santé, qui fait l’objet d’un traitement particulier de la part du commissaire Bolkestein. Prétendant définir « une vision commune de la manière dont le marché intérieur peut soutenir les systèmes de santé nationaux », la directive impose la suppression des instruments permettant de réguler la qualité, l’accessibilité pour tous et la viabilité du système des soins de santé. Les conséquences sont considérables : disparition des réglementations tarifaires et des limitations portant sur les suppléments d’honoraires, ce qui revient à miner le système de remboursement de soins de l’assurance-maladie ; impossibilité pour un État d’imposer des normes d’encadrement (volume de personnel par nombre de lits) ou d’équipement dans les établissements de santé, ainsi que des normes de qualité de soins ; fin des législations imposant un statut particulier ou subordonnant l’octroi de subsides à un statut particulier ; impossibilité d’édicter des normes d’implantation aux officines pharmaceutiques ou aux services médicaux spécialisés en fonction de la population ; fixation des conditions et des niveaux de remboursement des soins au niveau européen en privilégiant non pas les patients mais les prestataires de soins...

 

Alors que l’organisation du secteur de la santé publique demeure théoriquement de la compétence des États membres, en vertu du traité instituant l’Union, l’application de la directive services conduit à une privatisation totale de la politique de santé et réduit la relation entre le patient et les prestataires de soins à une relation client-fournisseurs.

 

L’AGCS, en pire

Toute ressemblance avec un accord actuellement en discussion au sein de l’OMC ne serait nullement fortuite. L’avertissement pourrait figurer en préambule de la directive services. On ne peut en effet qu’être frappé par les analogies entre l’Accord général sur le commerce des services et le texte du commissaire Bolkestein. La proposition de loi européenne reprend textuellement les lignes forces du libre-échangisme telles que définies à l’OMC : marchandisation de toutes les sphères de l’activité humaine, primauté des lois du commerce sur toutes les considérations sociales, humaines et environnementales, principe du « traitement national » (le traitement réservé aux fournisseurs de services étrangers doit être le même que celui offert aux prestataires nationaux), règle du « traitement de la nation la plus favorisée » (l’ensemble des partenaires commerciaux d’un État doivent se voir offrir les mêmes conditions que celles qui sont offertes aux partenaires les plus privilégiés), modes de fourniture de services favorisant le dumping social, en vertu du principe du pays d’origine, ...

 

La directive Bolkestein apparaît comme une transposition en droit européen de l’AGCS. Mais la Commission y a ajouté quelques dispositions de son cru qui en aggravent la portée. Alors que dans le cadre de l’AGCS, les principes énoncés doivent être repris secteur par secteur et que des exceptions et restrictions sont possibles, il n’en est rien avec le projet de loi européen. Par ailleurs, la règle du « traitement national » associée au PPO implique qu’un État membre devra offrir les mêmes avantages aux prestataires étrangers qu’à ses propres fournisseurs de services, mais sans pouvoir leur imposer ses lois. Redoutable cocktail !

 

On pourrait se demander pourquoi l’Europe a choisi de mettre en branle un clone de l’AGCS puisque les traités commerciaux négociés au sein de l’OMC ont force de lois pour les pays qui y adhèrent, et que l’AGCS n’échappe pas à cette règle. Mais c’est oublier que les négociations sur la libéralisation des services patinent, des conflits d’intérêt entre groupes de pays provoquant d’importantes divergences de positions. L’Europe, toujours à la pointe du libéralisme, n’a pas la patience d’attendre que les uns et les autres trouvent un compromis. Et elle trouve de nombreux avantages à anticiper la mise en œuvre des dispositions de l’AGCS. Le projet de directive services, d’ailleurs, ne s’en cache pas, lui qui indique clairement que les négociations de l’AGCS « soulignent la nécessité pour l’Union européenne d’établir rapidement un véritable marché intérieur des services pour assurer la compétitivité des entreprises européennes et renforcer sa position de négociation ». Le véritable objectif se trouve ainsi énoncé. La directive entraînant ipso facto un transfert de compétences en matière de services des États membres vers la Commission, celle-ci ne sera plus tenue, dans le cadre des négociations AGCS, d’associer les États à l’élaboration des offres de libéralisation de services, comme c’est le cas actuellement. Ayant les coudées franches, disposant dans son jeu de l’ensemble des secteurs de services européens, elle reviendra à la table des négociations de l’OMC en position de force pour exiger la privatisation des services chez les autres.

 

La matrice

Dénoncée au printemps 2004 par les milieux syndicaux et altermondialistes belges, dévoilée en France par l’Humanité en juin, disséquée à la mi-octobre au Forum social européen de Londres, où elle a réalisé l’exploit de fédérer contre elle l’ensemble du mouvement altermondialiste, la proposition de directive Bolkestein a vu le mur de silence politique et médiatique l’entourant peu à peu se fissurer. Au point que ce projet favorisant le moins-disant social en est venu à « polluer » le débat, jusqu’alors à sens unique, sur la ratification du traité constitutionnel.

 

Voyant fondre l’avance du « oui » dans les sondages pré-référendaires, les dirigeants politiques français de tout bord ont pris soin de prendre leurs distances avec la bombe à retardement concoctée par Frits Bolkestein. Jacques Chirac, soudain ému d’un projet qui légalise le dumping social, en a demandé « une remise à plat complète »5. Jean-Pierre Raffarin a indiqué que la France « s’opposerait par tous les moyens » à un texte « inacceptable » et « contraire au modèle social européen ».

 

Le 15 mars, à l’Assemblée nationale, Michel Barnier déclare : « La France n’a jamais varié dans sa conviction que l’harmonisation doit se faire par le haut et qu’il ne saurait y avoir de nivellement pas le bas. La réalisation du marché intérieur ne peut se concevoir que dans les conditions qui assurent la protection des droits sociaux, la pleine application du droit du travail, la loyauté des conditions de concurrence, la continuité des services publics, la sauvegarde de la diversité culturelle. Ces principes n’étaient pas suffisamment respectés par la proposition de directive présentée par la Commission. » Le ministre des Affaires étrangères est-il frappé d’amnésie ? Oublierait-t-il qu’avant d’occuper le Quai d’Orsay il faisait partie de la Commission qui adopta la directive aujourd’hui vilipendée ?

 

Fustiger à Paris ce que l’on a défendu à Bruxelles est devenu en quelques semaines un sport très prisé de nos élites politiques. Car la directive services ne vient pas subitement d’apparaître sur les radars communautaires, comme on voudrait nous le faire croire. Pendant des mois, le projet de directive a suivi son petit bonhomme de chemin au sein des instances européennes sans que gouvernement, majorité parlementaire et opposition trouvent à y redire. Tous les députés européens, à l’exception des députés communistes et des Verts nordiques, ont donné un premier avis très favorable au projet le 13 février 2003. Lors du sommet européen des 25 et 26 mars 2004, les chefs d’État et de gouvernement ont affirmé leur volonté de voir la directive Bolkestein aboutir dès 2005 et déclaré : « l’examen du projet de directive sur les services doit être une priorité absolue ». Pas un seul gouvernement n’a demandé le retrait de la proposition durant la phase intergouvernementale du printemps 2004, consécutive à l’adoption de la directive par la Commission le 13 janvier 2004. La France ne s’y est pas plus opposée lors du Conseil des ministres des 25-26 novembre 2004. Quelques semaines à peine avant que le missile Bolkestein ne vienne frapper la campagne référendaire, la délégation française à Bruxelles indiquait encore que le PPO, qu’elle qualifiait d’ « acquis politique », était « un élément essentiel pour aller de l’avant ».

 

La directive services n’est pas non plus le fruit d’une soi-disant « dérive libérale », mais l’incarnation de la construction actuelle, ultralibérale, de l’Europe. « Nous connaissons depuis très longtemps ce mécanisme ; c’est exactement celui-ci qui s’applique pour les échanges de marchandises », reconnaît volontiers le numéro 2 du Medef, Guillaume Sarkozy, à propos de la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle européenne6. « C’est le principe même de l’Europe. Il ne faut pas s’étonner de cette directive Bolkestein. Elle correspond très exactement aux fondements mêmes de l’Union européenne. »

 

Pris de panique, le camp du « oui » tente de démontrer l’impossible : que l’on pourrait à la fois clouer au pilori le projet de libéralisation des services et porter aux nues le traité constitutionnel qui en prépare le terrain et en entérine la philosophie générale. « La directive Bolkestein n’a rien à voir avec la Constitution », entend-on à longueur d’antenne, puisqu’elle est présentée dans le cadre du traité de Nice actuellement en vigueur. Mais c’est oublier que les dispositions du traité de Nice qui lui ont permis de voir le jour sont intégralement reprises dans la Constitution européenne. « La sauce néolibérale dans laquelle baigne le traité soumis à référendum constitue la matrice de la directive Bolkestein », estime l’Humanité5. Une analyse partagée par un partisan du « oui », l’économiste Christian Saint-Étienne : « En réalité, le projet de traité constitutionnel, qui ne fait que rationaliser intelligemment le corpus juridique européen existant, consolide la base juridique qui fonde la directive Bolkestein ! »

 

Entre les deux plus que des similitudes, une filiation. Et une filiation parfaitement assumée et revendiquée : « La présente proposition de directive a pour objectif d’établir un cadre juridique qui facilite l’exercice de la liberté d’établissement des prestataires de services dans les États membres ainsi que la libre circulation des services entre États membres. Elle vise à supprimer un certain nombre d’obstacles juridiques à la réalisation d’un véritable marché intérieur des services et à garantir aux prestataires et destinataires la sécurité juridique nécessaire à l’exercice effectif de ces deux libertés fondamentales du traité. »

 

Telle qu’énoncée par la directive Bolkestein, la libre circulation des services, élevée au rang de « liberté fondamentale » par le traité (I-4-1), est « cohérente avec les autres initiatives communautaires en cours relatives aux services » et également « cohérente avec les initiatives en cours en matière de marché intérieur ». Par ailleurs, poussant plus loin la logique du traité qui veut que les entreprises soient « assimilées [...] aux personnes physiques ressortissantes des États membres » (III-142), la directive détourne certains des principes exposés dans la Charte des droits fondamentaux pour les transposer aux prestataires de services. Ainsi en est-il du principe de « non-discrimination » (II-81) qui est une des pierres angulaires du projet de libéralisation des services.

 

Et lorsqu’elle exige l’élimination des « obstacles » et autres « contraintes » à la libre circulation des services, la directive fait directement écho au texte de la Constitution, qui préconise que la loi-cadre européenne « évite d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement des petites et moyennes entreprises » (III-210-2). Quant aux dérogations, la directive services les consent à titre individuel et de manière exceptionnelle, ce qui la place dans le droit fil du traité : « Si ces mesures prennent la forme de dérogations, elles doivent avoir un caractère temporaire et apporter le moins de perturbations possible au fonctionnement du marché intérieur » (III-130-4).

 

La base juridique sur laquelle s’appuie le projet de libéralisation des services figure à la partie III du traité constitutionnel. Toute une section (III-133 à III-150) est consacrée à « la libre circulation des personnes et des services ». C’est une véritable machine à fabriquer des directives de type Bolkestein. Rappelons-en les grandes lignes : les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants de l’Union sont interdites (III-137), les restrictions à la libre prestation des services sont interdites (III-144), la définition de service inclue toutes les prestations fournies contre rémunération, donc nombre de services publics (III-145), et les États membres s’efforcent de libéraliser les services au-delà de la mesure qui est obligatoire (III-148).

 

Par ailleurs, l’Europe s’en remet explicitement au « fonctionnement du marché intérieur » pour l’harmonisation en matière d’emploi (III-207), de politiques sociales (III-210) et de politiques industrielles (III-279). Or la règle de l’unanimité des États membres, maintenue pour l’essentiel des questions sociales par le traité, ferme la porte à toute harmonisation volontariste vers le haut des politiques économiques et sociales au sein de l’Union. La reddition à la loi du marché signifie donc, dans le cadre intangible de la « concurrence libre et non faussée » sanctifiée par le traité et renforcée par les projets de libéralisation, une harmonisation tirant inexorablement les acquis sociaux les plus avancés vers le bas.

 

On pourrait ainsi citer des dizaines d’articles de la Constitution qui sont en symbiose totale avec la directive Bolkestein. Comment les promoteurs du traité peuvent-ils sérieusement se prévaloir de la Constitution, en particulier de sa partie III, pour prévenir de futures dérives ? « Aujourd’hui, expliquent Henri Emmanuelli et Béatrice Patrie7, l’ambiguïté ou le doute sur l’usage que l’on peut en faire ne sont plus de mise : ceux qui appellent à dire “oui” à ce projet [de constitution] ne peuvent l’ignorer. Il leur appartient donc de nous expliquer comment ils concilient leur rejet de ce projet de directive tout en acquiesçant aux articles constitutionnels qui la rendent possible, aujourd’hui... comme après-demain. »

 

La grande illusion

« Le fait que la Commission européenne reprenne entièrement la directive Bolkestein, c’est la même chose que le retrait » (Jacques Chirac). « On peut dire aujourd’hui que le projet de directive est arrêté et abandonné » (François Hollande). Au lendemain du Conseil européen de Bruxelles, les 21 et 22 mars, les commentaires vont bon train dans le Landerneau politique national8. On jubile, on pavoise, on se congratule. Quelle belle victoire de la diplomatie française ! Et quelle magnifique preuve que, dans cette Europe, on peut influer sur le cours libéral des choses ! « Il n’y a plus de projet de directive, mais il reste la Constitution européenne », exulte le numéro 1 du Parti socialiste.

 

La France serait-elle une fois encore protégée des tumultes du monde par cet invisible voile qui en 1986 bloqua adroitement le nuage radioactif de Tchernobyl ? Toujours est-il que pendant que l’on fanfaronne à Paris, Le Soir de Bruxelles, lui, titre : « Bolkestein : lifting plutôt que retrait ». « Nous ne mettons pas au placard la directive », a martelé Tony Blair. Même son de cloche du côté du Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, dont le pays assure la présidence tournante de l’Union : « La directive ne sera pas retirée. C’est la seule Commission qui pourrait le faire. Le Conseil européen n’a pas le droit de donner des injonctions de ce type à la Commission européenne. Si la directive était retirée, nous donnerions l’impression que l’ouverture des services aurait disparu de l’agenda européen. Elle doit rester sur l’agenda européen puisque la stratégie de Lisbonne, qui parle de croissance, d’emploi et de compétitivité, implique que nous ouvrions le marché des services. »

 

Malgré les gesticulations, purement de forme, de nos dirigeants, le retrait de la directive n’est pas à l’ordre du jour. Au cours de ce qui restera comme un sommet pour déminer la campagne référendaire française (et sauver la « ratification cruciale de la Constitution » comme l’annonce fièrement l’AFP), tout débat sur les modifications précises à apporter au texte aura en fait été soigneusement évité. Dans les conclusions du Conseil, les chefs d’État et de gouvernement, bien obligés de dire la vérité loin des mises en scène franco-françaises, réaffirment le maintien de la directive Bolkestein amendée à la marge : « Pour promouvoir la croissance et l’emploi et pour renforcer la compétitivité, le marché intérieur des services doit être pleinement opérationnel tout en préservant le modèle social européen. À la lumière du débat en cours, qui montre que la rédaction actuelle de la proposition de directive ne répond pas pleinement aux exigences, le Conseil européen demande que tous les efforts soient entrepris dans le cadre du processus législatif pour dégager un large consensus répondant à l’ensemble des objectifs. »

 

Et donc ? Si un léger toilettage est envisagé pour calmer les esprits, il n’est nulle part question de demander à la Commission de retirer la proposition actuelle, d’enlever l’ultra-dérégulateur PPO ou d’exclure du champ de la directive tous les services publics. Le débat est renvoyé au Parlement européen, à majorité ultralibérale, qui se penchera sur le projet au plus tôt à la mi-juillet, soit après l’échéance référendaire en France. Ensuite, la Commission pourra, ou non, intégrer les éventuels amendements dans sa rédaction. Charge au Conseil, enfin, de trouver un accord sur la proposition finale de la Commission, et pas sur celle du Parlement9.

 

La directive Bolkestein est donc tout juste placée au congélateur jusqu’au 29 mai. Et il y a tout lieu de croire que, dans quelques mois, elle sera resservie aux citoyens européens dans sa forme actuelle, peu ou prou. La Grande-Bretagne assure à son tour la présidence de l’Union au second semestre 2005 et Tony Blair a laissé entendre qu’il avait bon espoir de faire adopter le texte avec des amendements mineurs. Devant la Chambre des communes, le Premier ministre britannique a insisté sur le fait que « la décision finale se ferait à la majorité qualifiée », signifiant que la France, quand bien même elle le voudrait, pourrait se trouver dans l’incapacité de bloquer l’ouverture du secteur des services. Avant d’ajouter : « Nous n’avons rien cédé sur la libéralisation des services, la bataille est en cours et c’est un débat dans lequel nous avons des alliés. » « La Grande-Bretagne peut en effet compter au moins sur les nouveaux pays entrants », note Thomas Lemahieu8. « “Je suis du côté de ceux qui soutiennent la libéralisation et pas le protectionnisme” (Mikulas Dzurinda, Premier ministre slovaque) ; “Pour nous, la directive Bolkestein est une question de principe, car nous avons rejoint l’Union pour des raisons économiques, pour faire partie d’un grand marché libéralisé” (Martin Jahn, vice-Premier ministre tchèque chargé de l’Économie) ; “Le concept de pays d’origine est un pilier de cette directive et, sans lui, elle est vide” (Marek Belka, Premier ministre polonais). » Jusqu’au gouvernement allemand qui, par la voix de son ministre de l’Économie, Wolfgang Clement, manifeste son soutien à la directive sur les services, en ajoutant : « La position actuelle du gouvernement est que nous devons garder le principe du pays d’origine et c’est ce qui va se passer. » Quant aux membres de la nouvelle Commission, ils ne renient en rien le travail de leurs prédécesseurs. À la mi-février, le commissaire britannique au Commerce, Peter Mandelson, défendait farouchement le PPO en dénonçant la « propagande » du « lobby du protectionnisme ». Son collègue Charlie McCreevy, qui a succédé à Frits Bolkestein en qualité de commissaire au Marché intérieur, déclarait de son côté que la directive services est une « entreprise noble et innovante » et que « le principe du pays d’origine doit être maintenu, car c’est la clé de voûte de la directive ».

 

L’ultra-libéral président portugais de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a dû provisoirement avaler son chapeau, lui qui, quelques jours avant le sommet de Bruxelles, excluait catégoriquement de retirer le principe du pays d’origine de la directive Bolkestein. Mais l’homme n’est pourtant pas prêt à désarmer. Il suffit pour s’en convaincre de méditer les propos qu’il tenait au Parlement européen le 26 janvier dernier : « Nous devons engager un processus de transformation aussi vaste et audacieux qu’ont pu l’être le marché unique en 1985, le lancement de la monnaie unique ou l’élargissement sans précédent de l’Union européenne à vingt-cinq États membres ». Ce chantier, ce sera la création d’un « environnement favorable aux entreprises ». Quelques jours après, dans une interview au Financial Times, Barroso affirmait que la libéralisation des services était la première de ses priorités et que son programme constituait « une rupture claire avec la pensée européenne d’un passé récent quand les préoccupations environnementales et l’amélioration des droits des travailleurs recevaient la même priorité que la nécessité de générer de la croissance ».

 

Les déclarations de José Barroso passent pour de la provocation aux yeux des dirigeants français. Il « agite un chiffon rouge devant les militants du non au référendum », a expliqué Jacques Chirac à ses proches10. Selon L’Express, le cabinet du Premier ministre s’est donc chargé de demander aux responsables de France 2 de renoncer à inviter le président de la Commission dans l’émission « 100 minutes pour convaincre » programmée pour le 21 avril. La chaîne publique s’est exécutée, non sans que la manœuvre provoque des remous. La CFDT Radio Télé s’est émue du retour de la censure et la Société des journalistes a regretté que « France 2 donne l’impression qu’elle est aux ordres du pouvoir ». À Bruxelles, l’affaire fait sourire. En coulisses, des membres de la Commission parlent de la France et de sa télévision publique comme d’une « République bananière »...

 

Toujours plus

« Tiens mieux tes commissaires. » Excédé et furieux par la multiplication des petites phrases qui plombent la campagne référendaire en France, Jacques Chirac a demandé à José Barroso, en février, de rappeler à l’ordre ses ouailles.

 

Il est vrai que les néolibéraux européens osent tout (c’est même à cela qu’on les reconnaît, aurait ajouté Audiard). Se sentant pousser des ailes, les membres de la Commission donnent dans la surenchère verbale, plongeant un peu plus le camp du « oui » au référendum dans l’embarras11. « Notre objectif est avant tout la flexibilité », lâche Vladimir Spidla, commissaire aux Affaires sociales. « Les États membres doivent continuer de réformer leurs marchés du travail et leurs systèmes de protection sociale afin de développer la flexibilité », martèle Peter Mandelson, l’ancien « spin doctor » de Tony Blair. Il y a trois ans, ce travailliste déclarait au Times : « Face au besoin urgent de supprimer les rigidités et d’inclure de la flexibilité dans les marchés des capitaux, du travail et des marchandises, nous sommes tous des thatchériens. » Enfin, jetant un autre pavé dans la mare communautaire, la commissaire européenne à la Politique régionale, Danuta Hübner, a prononcé un vigoureux plaidoyer en faveur des délocalisations au sein de l’espace européen12. « Prévenir les délocalisations, les stopper par des règles artificielles travaillerait contre la compétitivité des entreprises, a-t-elle estimé. Ce que nous devons faire, au contraire, c’est faciliter les délocalisations au sein de l’Europe. Ainsi les sociétés européennes seront globalement plus fortes car elles pourront abaisser leurs coûts. »

 

Des propos qui, loin d’être des dérapages, traduisent parfaitement la nature et l’esprit de l’Europe qui se met en place. Mais pour Jean-Christophe Cambadélis, le plus proche conseiller de Dominique Strauss-Kahn, ils démontrent au contraire « à ceux qui en doutaient que les ultralibéraux souhaitent secrètement l’échec du traité constitutionnel ». Ce qui prouverait, a contrario, que cette Constitution n’est pas libérale, et qu’il faut donc s’empresser de l’adopter !

 

À Bruxelles, pendant ce temps-là, on poursuit inlassablement le travail de sape contre les systèmes nationaux de protection sociale. Pendant que la directive de libéralisation des services fait, temporairement, la une des journaux, d’autres projets de directives font paisiblement leur petite vie, loin des projecteurs. La Commission européenne envisage ainsi de porter la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 heures par semaine à 65 heures (heureuse coïncidence, il n’est nulle part fait référence à une quelconque idée de « durée légale du travail » dans le traité). En parallèle, l’Europe prépare une variante de la directive Bolkestein appliquée aux industries portuaires13. Il s’agit d’appliquer aux ouvriers travaillant dans les ports (remorquage, amarrage, désamarrage, manutention) les mêmes principes qui sous-tendent la directive services, notamment le principe du pays d’origine. Le dossier est entre les mains du Maltais Joe Borg, commissaire aux Affaires maritimes. « La république de Malte est l’un des partisans les plus fanatiques de la dérégulation maritime », écrit CQFD13. « Et pour cause : les armateurs y trouvent un paradis fiscal et social sans équivalent dans l’Union. Que la commission Barroso ait choisi un représentant maltais pour gérer les affaires maritimes plaide pour son sens rigoureux de la neutralité et de l’intérêt commun. »

 

Et ce n’est pas fini. Loin d’avoir été consacré à la seule directive Bolkestein, le Conseil européen des 21 et 22 mars dernier a également adopté la feuille de route de la Commission pour la deuxième partie de l’agenda de Lisbonne (2005-2010). Outre qu’elle annonce l’achèvement de la libéralisation du secteur des services avant la fin de l’année 2005, cette révision à mi-parcours, qui développe et approfondit le caractère néolibéral de la stratégie de Lisbonne, programme les libéralisations des secteurs de l’énergie, des communications et des transports14. Elle propose aussi de renforcer le pouvoir de la Commission en matière de prévention des « entraves » à la libéralisation. Partant, une fois de plus, du principe néolibéral selon lequel les fusions-acquisitions et le capitalisme débridé sont les moteurs de la croissance, les institutions européennes travaillent également sur deux directives visant à faciliter, dans le droit des sociétés, les fusions entre entreprises et les prises de contrôle transfrontalières.

 

Réduction des aides d’État, démantèlement des protections sociales et des droits sociaux, incitations à l’allongement de la vie active, flexibilité des marchés du travail, salaires favorables à l’emploi, élimination de tout ce qui contrarie l’achèvement du marché intérieur, voilà donc les « réformes » que l’on nous promet pour les cinq prochaines années. De nouvelles destructions sociales en perspective...

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1 Raoul-Marc Jennar, « Nouvelle agression néolibérale de la Commission européenne », Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation (Urfig), 21 mars 2004.

 

2 « Fatsoen in zakendoen », Factor, Ikon TV, 14 novembre 2004.

 

3 Raoul-Marc Jennar, audition devant la Commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs du Parlement européen, 11 novembre 2004.

 

4 Paul Galois, « France Télécom et la sous-traitance : le beurre et l'argent du beurre », Lutte Ouvrière, nº 1891, 29 octobre 2004.

 

5 Jean-Paul Piérot, « De la bombe Bolkestein à la poudrière constitution », l'Humanité, 10 février 2005.

 

6 Thomas Lemahieu, « Et ils veulents Bolkestein en prime ! », l'Humanité, 19 mars 2005.

 

7 Henri Emmanuelli et Béatrice Patrie, « Non à la directive Bolkestein ! », Libération, 20 janvier 2005.

 

8 Thomas Lemahieu, « Opération esbroufe pour le “oui” », l'Humanité, 26 mars 2005.

 

9 « Mensonges sur la directive Bolkestein », l'Humanité, 25 mars 2005.

 

10 Daniel Psenny, « La polémique enfle sur “l'ajournement” par France 2 d'une émission avec l'européen José Manuel Barroso », Le Monde, 31 mars 2005.

 

11 Thomas Ferenczi, « Jacques Chirac tente d'imposer le silence aux commissaires européens », Le Monde, 16 mars 2005.

 

12 Rafaële Rivais, « Plusieurs eurodéputés veulent que la Commission s'explique sur les délocalisations », Le Monde, 12 février 2005.

 

13 Olivier Cyran et Pierre Mallet, « La directive Bolkestein revient par la mer », CQFD, nº 21, mars 2005.

 

14 Thomas Lemahieu, « La feuille de route de la Commission dans le texte », l'Humanité, 23 mars 2005.