Voilà bien un texte qui ne gagne pas à être connu. On comprend dès lors parfaitement que ses partisans refusent en général d’en débattre point par point, préférant s’en tenir à de vagues et creuses considérations. Il leur reste cependant une arme redoutable, compte tenu de leur position médiatiquement dominante : diaboliser la partie adverse et ses arguments.
Sur l’autisme du discours médiatico-politique vient ainsi se greffer un profond mépris pour la France du « non », où l’on ne trouverait que démagogues et apprentis racistes. « S’il y a un référendum, une déferlante poujadiste est inéluctable », prévient le politologue Dominique Reynié1. L’ombre du 21 avril 2002 et du Front national pèse sur la campagne, menace François Hollande, « tout est possible, même l’invraisemblable, la crise, l’irrationnel ». « Le spectre du non réveille les fantômes qui hantent notre démocratie depuis des années », confirme Olivier Picard dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace2. Le « non », assure Martine Aubry, « c’est du populisme, c’est ce qui a conduit l’Italie d’autrefois à ce que l’on sait ». Chassons ces « xénophobes exaltés », demande Alexandre Adler3. « Ne laissons pas le subalterne et la chienlit démagogique envahir l’horizon ! », nous conjure enfin Claude Imbert4.
À défaut d’être tous des nazillons, ces citoyens « tentés par le non » (car il n’y a jamais de citoyens « tentés par le oui », le « oui » est un vote naturel5) sont à coup sûr légers, imprévisibles et méprisables. Leurs esprits sont-ils « empoisonnés » ? Mesurent-ils les conséquences de leurs gestes ? Ont-ils conscience, ces quasi-terroristes, qu’ils se promènent « à côté d’un bidon d’essence avec des allumettes à la main » (Alain Minc) ? Sont-ils, tout simplement, doués de raison ? « Les partisans du traité se rendent compte que leurs arguments rationnels, ardus et austères sont balayés par diverses allégations subjectives, simples et multiples », s’attriste Gilles Dauxerre dans La Provence2. Le « non » ? « Une pollution, une mystification et un mensonge, le choix du néant, une piscine sans eau, de l’agitation d’analphabètes », vitupère Michel Rocard, palme incontestée du mépris4. Les adeptes du « oui », eux, incarnent « la France moderne, jeune et dynamique ». Qui a parlé de démagogie ?
En 1992, au moment du référendum sur le traité de Maastricht, le directeur du Monde, Jacques Lesourne, avait prophétisé qu’ « un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir »6. S’ils n’ont pas cette fois annoncé le retour de la division Charlemagne, nos faiseurs d’opinion n’ont pas pour autant renoncé à recourir à un registre d’un autre âge, celui de la menace et de la peur.
Ainsi, une victoire du « non » signifierait un « saut dans le vide » et le début d’une « nuit américaine » de l’Europe, assure François Hollande7. Le rejet du traité « ouvrirait à coup sûr une période de chaos en Europe » (Confédération européenne des syndicats8). Si le « non » l’emporte, « l’euro disparaîtra » (DSK9) et « les voyous [...] profiteront de l’ouverture des frontières » (Dominique Perben10). Notre pays « serait pour une bonne dizaine d’années rayé de la carte diplomatique de l’Europe et du monde » (Jacques Julliard11), la France serait « diminuée, appauvrie, méprisée » (Ségolène Royal12). Dans ce « scénario noir », les « ondes de choc d’un “non” français au référendum sur la Constitution européenne seraient violentes dans l’Hexagone et en Europe » (La Croix13). Cela équivaudrait à « un choc nucléaire suivi d’un hiver où l’herbe ne repousse pas tout de suite » (Pierre Moscovici14), « au souffle d’une bombe atomique » (DSK). En cas de victoire du « non », « je vous le dis de toutes mes forces, il pleuvra plus de 40 jours » (François Bayrou15).
Et les sept anges qui avaient les sept trompettes se préparèrent à en sonner. Le premier sonna de la trompette. Et il y eut de la grêle et du feu mêlés de sang, qui furent jetés sur la terre ; et le tiers de la terre fut brûlé, et le tiers des arbres fut brûlé, et toute herbe fut brûlée. Le second ange sonna de la trompette. Et quelque chose comme une grande montagne embrasée par le feu fut jeté dans la mer ; et le tiers de la mer devint du sang, et le tiers des créatures qui étaient dans la mer et qui avaient vie mourut, et le tiers des navires périt... (Apocalypse de Jean, chapitre 8)
Outre qu’elles couvrent de ridicule leurs auteurs et qu’elles jettent un peu plus l’opprobre sur une classe politico-médiatique déjà largement discréditée, ces déclarations participent de cette volonté de court-circuiter le débat et d’ignorer la réalité des faits. « Moi ou le chaos », la vieille rhétorique gaullienne a encore de beaux jours devant elle.
C’est « oui », ou alors... Ou alors quoi, justement ? Que prévoit exactement la Constitution ? L’article IV-447-2 stipule que « le présent traité entre en vigueur le 1er novembre 2006, à condition que tous les instruments de ratification aient été déposés, ou, à défaut, le premier jour du deuxième mois suivant le dépôt de l’instrument de ratification de l’État signataire qui procède le dernier à cette formalité ». En théorie, donc, le rejet par un seul État membre entraîne le rejet du texte.
Pour les quinze pays ayant choisi la voie parlementaire (Allemagne, Belgique, Grèce, Italie, ...), la ratification est d’avance garantie. Pour les dix autres, qui auront recours à un référendum (consultatif dans certains cas), le paysage est plus contrasté. Les consultations référendaires prévues dans les mois à venir au Portugal et au Luxembourg ne devraient provoquer aucun débat ni réserver la moindre surprise. En revanche, l’affaire est loin d’être acquise en France, en Pologne, au Royaume-Uni, au Danemark et en Irlande, suivant l’ordre chronologique. On se souviendra que le Danemark avait repoussé le traité de Maastricht en 1992, et que l’Irlande avait plus tard rejeté le traité de Nice. « Le vote “non” de ces deux petits pays ayant été considéré par les autres comme nul et non avenu, ils avaient été priés d’organiser chacun un nouveau référendum débouchant sur la seule réponse correcte : le “oui” », note Bernard Cassen16. « Ce qui advint. »
Ces fâcheux souvenirs sont encore présents dans les esprits des dirigeants européens. Aussi ont-ils pris le soin d’annexer au traité la déclaration nº 30 qui indique que « si, à l’issue d’un délai de deux ans à compter de la signature du traité établissant une Constitution pour l’Europe, les quatre cinquièmes des États membres ont ratifié ledit traité et qu’un ou plusieurs États membres ont rencontré des difficultés pour procéder à ladite ratification, le Conseil européen se saisit de la question ». Voilà qui laisse sagement ouvertes toutes les possibilités. Si, début novembre 2006, la Constitution a été ratifiée par plus de 20 pays, le sort du texte dépendra du type de pays qui l’a refusé. Si le traité est rejeté par le Danemark ou l’Irlande, il y a fort à parier que les grands États, faisant fi de la volonté populaire, utiliseront les menaces et les mesures de rétorsion pour les obliger à changer d’avis. Un refus polonais pèserait plus lourd, dans la mesure où ce pays symbolise la réunification de l’Europe17. Mais là encore, rien d’insurmontable. Les choses deviendraient plus sérieuses avec un vote négatif en Grande-Bretagne ou en France, compte tenu du poids économique des deux pays. Mais un rejet britannique ne suffirait pas à remettre en cause le contenu du traité. Le Royaume-Uni n’est ni dans la zone euro, ni dans l’espace Schengen, et l’hostilité de ses habitants au principe de l’intégration européenne serait avancée comme ayant motivé le vote.
Tous les regards sont donc tournés vers la France, seul pays de l’Union, avec la Belgique, où a lieu un ersatz de débat public sur la Constitution et plus généralement sur la construction européenne. Contrairement à ce qu’affirment les partisans du « oui », le rejet du traité le 29 mai ne serait pas la catastrophe annoncée. L’Europe du « jour d’après » référendum serait celle du « jour d’avant ». Elle ne sombrerait pas dans un vide juridique, tous les textes, en vigueur, dont celui du traité de Nice, continuant de s’appliquer.
« Un refus de notre part, c’est le retour au traité de Nice, le plus mauvais possible pour la France », martèle pourtant Giscard18. Ce serait « un désastre » (Alain Duhamel), la paralysie de l’Europe, nous assurent en chœur les tenants de la théorie du chaos communautaire. L’argument est fallacieux à plus d’un titre. D’abord, du point de vue de la simple honnêteté intellectuelle, il est pour le moins choquant de brandir l’épouvantail du « retour » à ce « détestable traité de Nice » (Robert Badinter) alors que ce texte régit le fonctionnement de l’Union depuis le 1er mai 2004 sans avoir provoqué de séisme majeur. « Est-il bien raisonnable de faire preuve de catastrophisme en invoquant une “calamité” déjà advenue et dont les citoyens innocents n’avaient pas pris conscience ? », se demande Bernard Cassen19. Sans compter qu’il faut une bonne dose de cynisme pour dénigrer aujourd’hui, campagne référendaire oblige, ce dont on tressait les louanges il y a peu. Si le traité de Nice, que Jacques Chirac qualifiait alors de « meilleur texte européen signé depuis l’existence du Marché commun », est à ce point mauvais, pourquoi l’avoir ratifié ?
Mais, en cas de refus, « il nous faudrait tirer un trait sur l’ensemble des nouvelles dispositions incluses dans le nouveau traité », s’insurgent les champions du « oui ». Quelles sont donc ces « avancées fondamentales » dont nous ne pourrions plus nous passer ? Le nouveau mode de calcul de la majorité qualifiée ? Il rend, dans certains cas, les majorités qualifiées plus difficiles à réunir que dans le cadre du traité de Nice20. La Charte des droits fondamentaux ? Elle ne crée strictement aucun droit nouveau et s’inscrit dans une logique de fragilisation des droits-créances qui sous-tendent la notion de services publics. Les progrès en matière de gouvernance économique ? La BCE ne rend de comptes à personne. Elle impose son dogme monétariste et empêche l’Union et les États membres de mener une politique économique cohérente. La protection contre la directive Bolkestein ? La Constitution est une machine à fabriquer des directives de ce type. Les avancées démocratiques ? Les pouvoirs du Parlement européen, pour le moins étriqués, restent à mille lieues de ce qui est attendu d’une institution parlementaire dans une structure démocratique. Le droit de pétition ? Soyons sérieux. La reconnaissance des services publics ? On la cherche toujours.
Allons plus loin. Passer de Nice à la Constitution européenne, ce n’est pas simplement faire du surplace, c’est, en réalité, faire un grand bond en arrière21. Les services d’intérêt général qui constituaient une valeur commune de l’Union dans le traité de Nice ni figurent ni au rang des « valeurs » ni à celui des « objectifs » de l’Europe dans le traité constitutionnel. Encore plus qu’auparavant, ils relèvent d’une pratique dérogatoire. On est également en retrait sur le plan militaire : la Constitution ferme définitivement la porte à l’existence d’une défense européenne qui ne serait pas inféodée à l’Otan (I-41). La nouvelle formulation des articles régissant la politique commerciale commune est elle aussi très en recul par rapport au traité de Nice. Elle porte un sérieux coup à l’ « exception culturelle » et supprime en pratique l’exigence d’unanimité dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux (III-315-4). Le traité constitutionnel réintroduit par ailleurs la suppression des restrictions aux investissements étrangers directs (III-314), qu’ignore le traité en vigueur. Les dispositions relatives à la discipline budgétaire introduisent un durcissement de la mise en œuvre du Pacte de stabilité (III-194). Enfin, la plus importante des régressions est, bien entendu, portée par l’autorité juridique à laquelle prétend la Constitution et qui sanctuarise les politiques néolibérales de la partie III en les soustrayant au choix des électeurs.
Mais, continuent nos partisans du « oui », il est difficile d’imaginer qu’un nouveau compromis se dessine avant de longues années en cas de rejet. Et puis il est trop tard pour renégocier, le traité constitutionnel devant entrer en vigueur le 1er novembre 2006. En réalité, cette date n’est que le début d’une phase de transition. Les nouvelles dispositions relatives au vote à la majorité qualifiée ne prendraient effet, en cas de ratification, qu’au 1er novembre 2009 (protocole nº 34). Les dernières scories du traité de Nice ne seraient abrogées qu’en 2014, avec le passage du nombre de commissaires à 2/3 du nombre d’États membres. En outre, le traité de Nice n’a pas de date de péremption, et il s’appliquera donc jusqu’à ce qu’un autre traité vienne le remplacer.
Il n’y a donc ni urgence particulière ni motif à affolement. Si le traité de Nice est aussi calamiteux qu’on nous le répète à l’envi, les gouvernements auront à cœur de revenir rapidement à la table des négociations. Et cette fois, ils se focaliseront sur le seul fonctionnement institutionnel de l’Union. « Ce qui signifie que serait alors soumise à ratification la seule première partie de l’actuelle Constitution, celle qui, pour l’essentiel, fixe les règles du jeu du Meccano institutionnel », note Bernard Cassen16. « Nul ne perdrait à la disparition de la deuxième partie, qui ne crée aucun nouveau droit social digne de ce nom, et peu verseraient des larmes si le manifeste libéral que constitue la troisième partie était remisé dans les cartons. »
Ainsi libéré de toutes les menaces, tentatives de manipulation et formes de chantage, chacun pourra, sereinement, se faire son opinion et soupeser la part respective de l’alouette et du cheval dans cette Constitution sur laquelle on l’invite à se prononcer. Nulle doute, dès lors, que le « oui » impérieux de l’horlogerie politico-médiatique s’effacera dans son esprit devant l’évidence du « non ».
« Non » à la dénonciation hystérique de tous ceux qui émettent des doutes ou réclament un débat.
« Non » à « tous ces alchimistes du “oui” [qui] peinent à transformer une Europe plombée par le libéralisme en une maison dorée pour les travailleurs »22.
« Non » à « cette pseudo-Europe qui a le marché pour idole », « la négociation secrète pour liturgie »23 et le libre échange planétaire pour politique étrangère.
« Non » à ce marché de dupes selon lequel nous devrions accepter quelques avancées minimes en échange d’une « constitutionnalisation » du libéralisme.
« Non » au dumping social et fiscal, à la privatisation des biens publics, aux délocalisations et à la guerre économique permanente.
« Non » à ce projet de société où l’acteur public, seul garant de mécanismes de solidarité, est réduit au minimum.
« Non » à cette Constitution qui, en nous condamnant à vie au libéralisme, supprime l’essence même de la politique et de la démocratie : la possibilité pour le peuple souverain de choisir.
« Non » à cette Europe qui dépouille les démocraties nationales de leurs pouvoirs au profit d’un dispositif institutionnel qui n’offre pas les garanties de base d’un fonctionnement démocratique.
« Non » à ce traité qui laisse la réalisation du niveau « adéquat » de protection sociale au bon soin du marché.
« Non » à une Europe belliqueuse, alignée sur les orientations stratégiques des États-Unis.
« Non » à un traité qui marquerait la fin de la construction européenne, dissoute dans un vaste marché « où la concurrence est libre et non faussée ».
« Non » à cette Europe qui impulse, et se nourrit, des attaques incessantes sur les droits sociaux des États membres (réforme des retraites Fillon, projet de loi Larcher d’assouplissement des procédures de licenciement, réforme de la Sécu, plan « Hôpital 2007 », loi sur la formation professionnelle et le dialogue social, rapport de Virville, ...).
« Non » à cette Europe qui, selon Max Gallo24, « flotte, virtuelle, au-dessus de l’Europe concrète ».
« Non » à ces apprentis sorciers qui, en interdisant de fait toute alternance et en creusant chaque jour un peu plus le fossé entre le discours – le virtuel – et les faits, s’exposent à voir l’Europe réelle se venger et de manière brutale et chaotique.
« Non » à ces pompiers-pyromanes qui, en jouant la lutte de tous contre tous, favorisent l’essor dangereux du populisme réactionnaire, des communautarismes et de la xénophobie.
« Non » à cette Europe-là.
Mais « oui » à une Europe politique, humaine, sociale, fiscale, démocratique, solidaire et citoyenne.
« Oui » à une Europe mobilisée contre le chômage, la précarité et la dégradation du cadre de vie.
« Oui » à une Europe où les activités d’intérêt général sont soustraites à la logique du marché et du profit.
« Oui » à une Europe qui renforce les garanties sociales, respecte les équilibres écologiques, défend la diversité culturelle, veille à la stricte application du principe de laïcité et met en œuvre une véritable égalité entre hommes et femmes.
Et « oui » à cette opportunité historique de sanctionner les politiques libérales et de relancer la construction européenne sur d’autres bases que celles de la marchandisation de toutes les sphères de l’activité humaine.
Le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance (CNR), l’organisation fondée par Jean Moulin pour fédérer les forces de la Résistance sur le territoire français, adopte dans la clandestinité un programme destiné à instaurer un ordre social plus juste sitôt le pays libéré du joug hitlérien. Obtenu au terme d’âpres débats visant à ménager les sensibilités politiques, syndicales et spirituelles en présence (gaullistes, socialistes, communistes, catholiques...), le texte constitue « une victoire exemplaire de l’esprit de délibération sur l’esprit de lobby », note Philippe Dechartre, ancien ministre de De Gaulle25.
Diffusé sous le titre « Les jours heureux », le programme du CNR jette les bases du renouveau de l’après-guerre, au travers d’objectifs d’une troublante actualité. Sur le plan économique, il annonce :
· « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie »,
· « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général »,
· « le retour à la nation de tous les grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun ».
Le plan d’action immédiate du CNR prévoit également l’instauration d’un ordre social plus juste, notamment par :
· « le droit au travail et le droit au repos »,
· « un réajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine »,
· « un plan complet de Sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail »,
· « la sécurité de l’emploi, la réglementation des conditions d’embauchage et de licenciement »,
· « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours »,
· « la possibilité effective, pour les enfants français, de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée, quelle que soit la situation de fortune de leurs parents ».
Réunis il y a un an pour la commémoration du 60ème anniversaire, largement ignoré des médias et des pouvoirs publics, du programme du CNR, quelques grandes figures de la Résistance - Lise London, Raymond Aubrac, Maurice Kriegel-Valrimont, Philippe Dechartre, Stéphane Hessel ou encore Claude Alphandéry - ont pu à bon droit crier à la trahison. Car il ne reste plus grand-chose des avancées sociales de la Libération, dont nombre trouvent leur socle dans le programme du CNR. Et ce qui, au fil des luttes, avait échappé aux puissances de l’argent, est en passe d’être démantelé.
Dans l’appel à la révolte et contre l’injustice qu’ils ont signé, les vétérans de la France libre fustigent la remise en cause permanente des conquêtes sociales :
« Comment peut-il manquer aujourd’hui de l’argent pour maintenir et prolonger ces conquêtes sociales, alors que la production de richesses a considérablement augmenté depuis la Libération, période où l’Europe était ruinée ? Les responsables politiques, économiques, intellectuels et l’ensemble de la société ne doivent pas démissionner, ni se laisser impressionner par l’actuelle dictature internationale des marchés financiers qui menace la paix et la démocratie. Nous appelons [...] les mouvements, partis, associations, institutions et syndicats héritiers de la Résistance à dépasser les enjeux sectoriels, et à se consacrer en priorité aux causes politiques des injustices et des conflits sociaux, et non plus seulement à leurs conséquences, à définir ensemble un nouveau “Programme de Résistance” pour notre siècle, sachant que le fascisme se nourrit toujours du racisme, de l’intolérance et de la guerre, qui eux-mêmes se nourrissent des injustices sociales.
Nous appelons enfin les enfants, les jeunes, les parents, les anciens et les grands-parents, les éducateurs, les autorités publiques, à une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation marchande, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous. »
Sécurité sociale, retraites généralisées, grands services publics, comités d’entreprises, lois sociales agricoles, droit à la culture pour tous, toutes ces conquêtes sociales qui puisent leur origine dans le programme du CNR subissent aujourd’hui les assauts répétés du libéralisme triomphant. « À l’heure où ces conquêtes chèrement payées sont menacées ou démantelées méthodiquement au nom de la “nécessaire adaptation à la mondialisation”, en un temps où les groupes financiers et industriels assoient de plus en plus leur pouvoir sur la presse, le riche héritage du CNR mérite de ne pas sombrer dans l’oubli », écrit Michel Soudais26. « Autant pour mesurer le terrain perdu depuis le déclenchement de la contre-révolution libérale au milieu des années 1970, que pour y puiser l’inspiration d’un “contrat social” aux antipodes de celui que le Medef, avec l’appui du gouvernement Raffarin, tente aujourd’hui de nous imposer sous l’appellation frauduleuse de “refondation sociale”. Un pacte social où les garanties collectives accordées à tous, loin de brider l’autonomie des individus, sont au contraire la condition de leur liberté. »
Lire et relire le programme du CNR, en pensant à la grandeur et l’excellence de ceux et celles qui lui ont donné vie, impose une évidence : l’esprit même de la Résistance est plus que jamais d’actualité. Qu’on ne s’y trompe pas, écrit l’ancien résistant et diplomate Stéphane Hessel27, « les défis d’aujourd’hui sont au moins aussi graves que ceux de cette époque, mais nous ne nous en rendons pas vraiment compte. Nous pensons que le monde tourne aujourd’hui avec une économie mondiale qui marche, alors qu’elle ne marche pas bien du tout. Nous pensons que nous avons construit l’Europe et qu’il n’y a plus qu’à continuer. En réalité, et c’est là peut-être que le message de 1944 est le plus intéressant, c’est que nous allons être obligés de résister comme nous l’avons fait à cette époque. » Résister contre cette économie dérégulée et financiarisée qui balaye les biens communs de l’humanité.
« Ce pacte est le rendez-vous du non-retour », disait récemment Jean-Pierre Raffarin28. « L’Europe devient un projet irréversible, irrévocable après la ratification de ce traité. » De cela, au moins, nous sommes d’accord avec le Premier ministre. Cette Europe libérale, rendue irréversible, nous n’en voulons pas. Disons le clairement le 29 mai.
_______________
1 « Votez oui-oui, faites comme on vous le dit », PLPL, nº 23, février 2005.
2 Alain Thorens, « “L'Europe, l'Europe...” : Quatre “régionaux” et un sondage », Acrimed, 30 mars 2005.
3 Alexandre Adler, « Pourquoi le non ? », Le Figaro, 30 mars 2005.
4 « Les oui-ouistes aboient toujours », PLPL, nº 24, avril 2005.
5 Daniel Schneidermann, « Référendum : oui-carotte contre oui-bâton », Libération, 25 mars 2005.
6 Cf. Serge Halimi, « Les nouveaux chiens de garde », Liber-Raisons d'agir, 1997.
7 « Le Grand Jury RTL/Le Monde/LCI », 21 novembre 2004 ; Le Monde, 16 septembre 2004.
8 Comité de direction de la Confédération européenne des syndicats, 21 septembre 2004.
9 « Est-ce qu'il pleuvra des grenouilles si le “non” l'emporte ? », l'Humanité, 23 mars 2005.
10 Journal du dimanche, 3 avril 2005.
11 Jacques Julliard, « Une balle dans le pied », Le Nouvel Observateur, 16 septembre 2004.
12 « Votez oui-oui, faites comme on vous le dit », PLPL, nº 23, février 2005.
13 Mathieu Castagnet et Sébastien Maillard, « Le scénario noir d'un “non” français », La Croix, 22 février 2005.
14 AFP, 14 septembre 2004.
15 « En cas de victoire du non, “il pleuvra plus de 40 jours”, assure François Bayrou », Le Monde, 2 avril 2005.
16 Bernard Cassen, « Débat truqué sur le traité constitutionnel », Le Monde diplomatique, février 2005, p. 8-9.
17 Raoul-Marc Jennar, « Quand l'Union européenne tue l'Europe », Unité de recherche, de formation et d'information sur la globalisation (Urfig), 31 août 2004.
18 Valéry Giscard d'Estaing, « Votez “oui” pour vos enfants », Ouest-France, 30 mars 2005.
19 Bernard Cassen, « Ce “calamiteux” traité de Nice », Le Monde diplomatique, février 2005, p. 9.
20 Jean-Pierre Gaillet, Robert Joumard, Rémi Thouly et Alain Lecourieux, « Dix mensonges et cinq boniments », Attac France, 26 mars 2005.
21 Alain Lecourieux, « Les reculs de la Constitution européenne par rapport au traité de Nice », Attac France, 13 avril 2005.
22 « Les prestidigitateurs », l'Humanité, 26 mars 2005.
23 « Dire “non” au traité constitutionnel, pour construire l'Europe ! », Appel des 200, Fondation Copernic.
24 Max Gallo, « Impasse et impostures », Le Figaro, 17 décembre 2004.
25 Mona Chollet, « Les résistants français crient à la trahison », Le Courrier, 15 mars 2004.
26 Michel Soudais, « Programme du Conseil national de la Résistance : un héritage balayé », Politis, nº 792, 11 mars 2004.
27 Stéphane Hessel, « Les défis d'aujourd'hui sont au moins aussi graves que ceux de 1944 », l'Humanité, 9 juin 2004.
28 Métro, 7 octobre 2004.