Constitution européenne : l'évidence du « non »
En 1992, quelques jours avant le référendum sur le traité de Maastricht, Jacques Delors avait lancé : « Votez oui à Maastricht, et on se remettra au travail tout de suite sur l'Europe sociale. » À chaque étape de la construction européenne, la gauche entonne la même ritournelle : faisons d'abord le marché, la monnaie... la démocratie et le social, ce sera pour la prochaine fois. Le résultat de cette fuite en avant a conduit la construction européenne dans l'impasse où elle est aujourd'hui. Nul besoin d'être un expert en affaires européennes pour brosser le portrait actuel de l'Union : le commerce et le marché portés aux nues, l'économie et le social sabordés. Le projet de Constitution européenne soumis à ratification opère-t-il le rééquilibrage dont l'Europe des peuples a si cruellement besoin ? Il n'en est absolument rien.
Le texte proposé est tout d'abord une insulte à la démocratie. Une constitution doit se contenter de déterminer un cadre institutionnel permettant le choix, par la voie des urnes, de politiques différentes. Or ce projet va beaucoup plus loin : il comprend, dans son imposante partie III, un ensemble de politiques économiques, monétaires et financières qui n'ont rien à y faire. En élevant au rang de norme constitutionnelle des politiques qui doivent être du ressort de la loi ordinaire, on tente de soustraire des choix de société majeurs au verdict des électeurs. Et l'unanimité requise pour amender la Constitution revient à graver ces choix dans le marbre.
De plus, les politiques de la partie III reprennent et amplifient l'orientation économique néolibérale des traités précédents. Jamais n'avait été affirmé avec autant de force le projet idéologique qui sous-tend la construction européenne : seule la concurrence généralisée permet d'augmenter le bien-être des populations. Or non seulement cette hypothèse est fausse, mais la loi de la jungle néolibérale a eu en Europe, depuis vingt ans, des effets désastreux : précarisation des emplois, privatisation des services publics, démolition des systèmes de protection sociale, accroissement des inégalités et de la pauvreté... Tous les principes responsables de ces calamités sont pourtant reconduits in extenso dans la Constitution européenne. Une règle y tient lieu de politique unique : toutes les considérations humaines, sociales et environnementales doivent s'effacer devant la nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de l'Union européenne et d'assurer le libre exercice de la concurrence.
Les dispositions du traité de Nice ayant permis l'émergence de la fameuse directive Bolkestein de libéralisation des services sont intégralement reprises. Cette Constitution apparaît comme une machine à fabriquer des directives du même acabit. Les services publics, qui ne font plus dorénavant partie des valeurs de l'Union, sont particulièrement visés par les projets de libéralisation. Aucun secteur n'est à l'abri. Les services culturels, les services sociaux, l'éducation et la santé, jusque là largement protégés par les traités communautaires, ressemblent de plus en plus à des citadelles assiégées. Si cette Constitution vient à être ratifiée, c'en sera fini, demain, de l' « exception culturelle » qui préserve actuellement le secteur de l'audiovisuel des principes libre-échangistes qui ont cours à l'Organisation mondiale du commerce.
Ainsi se dessine une Europe fer de lance de la mondialisation libérale. Le traité constitutionnel entérine la mise en conformité du marché intérieur avec le grand marché mondial, pour le plus grand bonheur des multinationales et des opérateurs financiers. Aucune constitution au monde ne verrouille à ce point le champ de la politique économique et monétaire. Même les États-Unis, soi-disant bastion du néolibéralisme, usent de protectionnisme et de mesures budgétaires spécifiques pour soutenir la croissance et l'emploi et mener une politique industrielle et de recherche active. Rien de tout cela en Europe : le Pacte de stabilité budgétaire étant maintenu, avec une discipline renforcée, les États doivent renoncer aux politiques de soutien de l'activité et aux dépenses d'investissements publics. De plus, la camisole de force imposée aux États par la Banque centrale européenne n'est pas compensée par des politiques européennes : le budget de l'Union est plafonné à 1,27% du PIB (20% pour le budget fédéral américain) et il n'a pas le droit d'émettre des emprunts. Toute politique de relance structurelle est donc interdite et le financement de grands projets est impossible. Dans ces conditions, l'objectif affiché de tendre au plein emploi n'est guère plus qu'une coquille vide.
Rien, dans le traité, ne vient faire contrepoids au rouleau compresseur néolibéral sur le plan social. Toute logique d'harmonisation volontariste, seule à même d'éviter l'alignement sur les systèmes sociaux les plus médiocres, est explicitement exclue : la réalisation du niveau « adéquat » de protection sociale est laissée au libre jeu du marché. Et ce n'est pas l'insertion de la Charte des droits fondamentaux (partie II) dans le traité qui va y changer quelque chose : le droit qui y est énoncé est le prototype même du droit sans force et du vœu pieu. La Charte, qui deviendrait en cas de ratification le texte de référence de l'Union en matière de droits fondamentaux, est en retrait par rapport à nombre de conventions antérieures. Les droits sociaux y sont souvent définis au rabais, selon une logique purement libérale. Le droit au travail est supprimé, au profit d'un droit de travailler. Les droits à une pension de retraite, à une allocation de chômage et à un salaire minimum disparaissent corps et âme. Au travers de ces droits sociaux collectifs, c'est une nouvelle fois aux services publics, garants de leur réalisation, que l'on s'attaque. De plus, les droits fondamentaux n'ont de fondamentaux que le nom : ils restent subordonnés aux autres dispositions du traité, caractérisées par un libéralisme échevelé. Aucune proposition sociale, nulle part, sans un rappel immédiat à l'ordre souverain et impérieux du marché libre et ouvert. Ainsi avance l'Union telle que dessinée par la Constitution : très vite dès lors qu'il s'agit de mettre en œuvre des politiques libérales, à grand peine pour tout ce qui touche à la sphère sociale.
Au total, ce projet de constitution est :
· anti-démocratique : il détermine à l'avance une orientation ultralibérale des politiques économiques et sociales, place l'économie hors de portée de la sphère publique et ne corrige pas le déficit démocratique des institutions de l'Union ;
· anti-économique : il fait de l'Europe la seule entité politique au monde qui s'interdit l'usage de tous les instruments de politique économique ou industrielle (emprunts, déficit, protection douanière, aides publiques, taux d'intérêts, etc.) ;
· anti-social : il soumet les droits sociaux à un principe supérieur de concurrence et interdit de fait toute harmonisation sociale par le haut ;
· et anti-européen : il déchire les tissus sociaux, dresse les peuples les uns contre les autres au nom de la concurrence, et nourrit le nationalisme et la xénophobie. Au final, c'est l'idée européenne elle-même que cette Constitution met en péril.
Disons le clairement le 29 mai : nous ne voulons pas que ce texte soit le socle fondamental de l'Europe pour les décennies à venir.
Sylvain Petitjean (voir le site : l'évidence du « non »)